A l’abordage (2020) 8/10 Éric Nantchouang Salif Cissé

Temps de lecture : 4 minutes

Un raffraichissant récit, qu’on peut facilement taxer de rohmérien, dont les héros sont deux étudiants noirs en France.

  • Pourquoi ne pas évoquer leur couleur de peau ? Cette composante n’est pas innocente. Mais nos critiques sont tétanisés par … une potentielle critique. Le mot « noir » fait peur. Ils voudraient se donner le beau rôle de ceux qui justement n’accorde pas d’importance à la différence.
  • Ils taisent donc cet important « détail ». Lequel est pourtant une richesse pour la problématique du film, car chemin faisant, le scénario va opportunément estomper le contraste des carnations, pour privilégier l’humain, dans la tête de nombreux spectateurs. Mais pour en arriver là, il faut bien qu’on parte de quelque part. Il ne faut pas se positionner d’emblée à la fin.

Le plus beau rencontre une jolie jeune française, dite de souche. C’est le flash. Et la donzelle n’est pas insensible aux charmes de cet « infirmier » tout en muscle et avec une tête bien ordonnée.

C’est l’été et il entraîne son ami, tout aussi noir, mais moins gâté par la nature, dans une virée dans le sud. Précisément là où se trouve à présent la bien-aimée. Le principale intéressé se renseigne, pèse le pour et le contre, demande conseil, et finalement opte pour le consensuel effet surprise. Cette « négociation » avec soi même est finement relatée.

Ces deux là vont prendre le risque de débouler sans crier gare. C’est acté.

La route en BlaBlaCar n’est pas de tout repos. D’abord le jeune chauffeur est déçu de ne pas embarquer les deux jeunes filles au programme. Nos larrons ont « emprunté » l’identité de copines pour voyager.

Et puis les rapports sont tendus, moins par la différence de couleur de peau et de culture, que par l’écart de maturité. Le petit français est encore le « chaton » de sa maman. Laquelle a eu l’imprudence de lui confier le carrosse. Il va le casser au point d’être bloqué pour les réparations, au moins une semaine, sur le même lieu de destination que les deux usurpateurs d’identité.

« L’infirmier », qui est en réalité aide-soignant, va se prendre la froideur de la belle en pleine figure. Il faut dire qu’il est assez directif et exigeant alors que la fille est indécise et fluctuante. « Souvent femme varie, bien fol qui s’y fie » disait le bon François (pas le pape!).

Comme il insiste fort mal à propos, elle va même renvoyer ce boxeur à ses heures perdues, dans les cordes.

Son second, un peu gros lard mais à la tête bien pleine, s’amourache d’une frêle jeune maman dont le mari n’est pas encore arrivé au camping. Pour l’instant il semble dans la « friendzone » et de surcroit dans une phase de baby-sitting bénévole, au grand dam de son compagnon mentor.

Le chauffeur blanc, qui dans le fond ne sait pas trop où il en est, finit par se faire adopter par les deux autres, après quelques épreuves réglementaires. Il fera son petit chemin.

A noter leur regard frais sur ces paysages de vacances près de la rivière. On se croirait à la redécouverte des congés payés. Il y a un bénéfique accaparement de la douce France dans l’air.

Il y aura des rapprochements, il y aura des éloignements, et réciproquement. C’est le flux on ne peut plus réel des relations humaines naissantes. C’est cette fragilité qui en fait le prix.

Et comme le film est assez « conclusif », chacun pourra prétendre à sa chacune… ou presque. En tout cas les esprits seront apaisés. Ce déterminisme final est une différence identifiable avec le grand précurseur Rohmer. On aurait très bien pu s’en passer, mais cela aurait été plus douloureux pour le spectateur.

Et quand je dis que c’est rohmérien, cela n’en fait en rien un film copieur. Cela signifie simplement par par la finesse des approches, des dialogues et de tout le reste, toute la chaîne des intervenants fait aussi bien que le cocktail du maître, et avec la même infinie délicatesse dans le dosage.

Rohmer est plus évidemment intellectuel dans sa démarche, mais Brac l’est également, mais à sa manière. Il faut savoir décrypter. La réflexion est transposée dans un mode plus actuel, qui coïncide mieux avec le bagage commun du moment, que d’aucuns pourront penser appauvri. Mais c’est aussi une question de forme. Je suis sûr que cela parle à notre époque, que cela dit des choses et que cela aide la pensée.

Rohmer a été souvent singé par d’autres, mais avec un résultat qui arrive rarement au dessus de la cheville du grand homme. Brac n’a aucunement l’intention de se glisser dans les chaussures du patron. Ce qui est comparable est fortuit. Il en a le ton et l’autorité que confère le talent, mais il fait autrement. Mais il se trouve qu’ils partagent le goût des mêmes choses, des mêmes êtres, des mêmes lieux. Et nous aussi, ce qui ne fait pas de nous une infinité de clones de Rohmer. Voilà tout.

Les acteurs sont excellents ou très bons. Il s’agit de Éric Nantchouang, Salif Cissé, Édouard Sulpice mais aussi les filles, Asma Messaoudene, Ana Blagojevic, Lucie Gallo.

Il est vraiment intéressant ce jeune réalisateur libertaire Guillaume Brac – un compagnon de route des gilets jaunes ! – Il fait là une vraie œuvre, de ce qui n’aurait pu être qu’un téléfilm.

Le « vérisme » qui joue ses gammes dans la simplicité, et donc l’épure, est saisissant. Et jamais le scénario néo-néo-réaliste se permet de donner de leçons.

Voilà une prise de pouvoir, bien opportune et sans douleur, d’une génération qui s’est débarrassée de bon nombre de préjugés embarrassés. Pas des préjugés du racisme, mais les nouveaux, ceux d’un certain anti-racisme, pour ne citer que cela.

https://fr.wikipedia.org/wiki/%C3%80_l%27abordage_(film,_2020)

Éric Nantchouang
Salif Cissé
Édouard Sulpice

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