Avis. Fantôme de la Liberté – Monica Vitti – Buñuel – Résumé (1974) 7.5/10

Temps de lecture : 6 minutes

Le Fantôme de la Liberté n’est ni plus ni moins qu’un film surréaliste (*). Inutile de se tortiller à y chercher autre chose. Il est totalement calqué dans sa forme, sur la fameuse feuille à plis multiples du cadavre exquis (**).

C’est à dire une juxtaposition de scènes indépendantes, sans enchaînement logique en apparence, en dehors du fait que la fin de l’une coïncide avec le début de l’autre.

Le papier est bouclé en forme de nœud gordien (voisin du lemniscate de Bernoulli), quand la répression des manifestations contemporaines du final renvoie aux exécutions napoléoniennes sommaires du début.

  • Rassurez-vous la composante « engagée », avec ces allégeances implicites avec le communisme radical et/ou stalinien, s’arrête à cela.

Ce coup de dés sans cesse renouvelé, qui tente de faire coller des plans si disparates, n’est pas juste une manifestation divine de l’inconscient, le hasard faisant prétendument bien les choses. On peut mettre sous le tapis cette vieille légende de l’écriture automatique.

  • Dans le même esprit on peut faire un sort à la soi-disant improvisation, qui n’est en fait que l’exploitation libre de schémas préexistants.

L’auteur ici a le choix des combinaisons. Lui, il en voit toutes les facettes. Il a fait un tri judicieux dans les situations, les mots signifiants et le choc des images, pour soutenir une forme finale tangible bien que multidimensionnelle plus que de raison (> 3).

Il privilégie pourtant les porte-à-faux les plus audacieux, entre toutes ses composantes. Il faut que cela reste risqué pour que cela sonne surréaliste.

Il complique un peu le choses, avec dans chaque partie, ce jeu qui combine en permanence les apparences troublantes, les réalités impossibles, et les discours désynchronisés. Mais sans jamais verser dans la destructuration complète. Bien entendu, l’effet est calculé pour rester supportable.

L’inconscient joue cependant un grand rôle, mais a posteriori. Ce vivier d’images qui se heurtent est là en effet pour susciter des émotions/interprétations multiples, dont le grand mérite est qu’elles dépassent l’entendement raisonnable. Cette richesse, qu’on peut trouver confuse, est à la fois sa force et sa faiblesse. Si l’ensemble est trop dissocié, il se révèle incohérent. Si le tableau final est trop articulé alors il perd de sa magie.

On note une ligne pulsionnelle forte, qui se heurte souvent à l’empêchement et à la frustration. La tension peut être libérée par un passage à l’acte, à ceci prêt que ce dernier engendre souvent d’autres problèmes.

L’onirisme affiché fait le chaînon manquant, quand le scénario prend le risque d’aller très loin.

Le vrai fil conducteur est dans la psyché de l’auteur, avec ses thèmes récurrents, ce qui fait qu’on s’y retrouve quand même. On peut appeler cela le style Luis Buñuel.

A noter la contribution de l’immense Jean-Claude Carrière, pour le scénario et les dialogues.

Je ne vais pas réinventer la roue en retraçant toutes les étapes du synopsis. Vous pouvez vous référer au fil que fournit Wikipédia : https://fr.wikipedia.org/wiki/Le_Fantôme_de_la_liberté

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Je ne rentre pas dans tous les détails du scénario. Je tente de m’en tenir à ce qui m’a frappé le plus.

Cela commence par la répression sanglante en habits d’époque, qui correspond au fameux tableau de Goya Tres de Mayo. C’est évidemment une concession à la politique.

  • Et pourtant, avec ce paradoxal “A bas la liberté” crié par une victime, on peut se poser des questions. La liberté républicano-impériale imposée par l’occupant, devient en effet fantomatique ou fantasmatique.

Mais ce n’est qu’une scène tirée d’une lecture d’un livre historique dans un intérieur bourgeois contemporain. La tension redescend. On enjambe les siècles hardiment.

On passe à tout autre chose avec eux. Ce couple a une petite fille. Elle joue dans le parc avec sa copine. Un homme trop souriant et mielleux leur propose des bonbons. Il leur montre des photos, tout en leur disant de ne pas les montrer aux parents. Notre imaginaire galope immédiatement sur le thème de la pédophilie.

Les parents sont révoltés quand ils découvrent les images… et nous, qui ne voyons rien, sommes convaincus aussi… et pourtant il ne s’agit que de vulgaires cartes postales de grands sites parisiens. Un simple couché de soleil va émoustiller le couple. La photo du Sacré-Cœur est forcément la plus obscène puisque la plus innocente.

Cette inversion des codes, on la retrouvera tout au long du film. Sans doute une volonté des auteurs de montrer le relativisme moral mais aussi la conventionnalité de notre regard sur nos comportements les plus instinctifs.

La démonstration est parfaite avec ce repas bourgeois, où les convives défèquent de manière conviviale sur autant de ces WC disposés autour de la grande table, en lieu et place des sièges. Et bien entendu ils se planquent dans un « petit coin » pour manger. Car ça c’est sale !

  • C’est le même principe qui rend possible un monde à l’envers, dans lequel on extrait la nourriture de la bouche au lieu de l’introduire. En faisant tout marcher dans l’autre sens, il y a quand même une étonnante cohérence absolue.

Les multiples scènes dans l’auberge valent le détour. Il y a un fond de politesse extrême avec tous les rituels du genre. L’accueil sympathique, les phrases bateaux, la bonne collation, le coin du feu…

  • Mais on assiste progressivement à plusieurs dérapages formels. Les discours tentent de se cramponner à la réalité, mais les évènements bousculent tout cela.
  • Un très jeune homme veut coucher avec sa tante âgée et vierge.
  • Les moines, très civils a priori, jouent âprement aux cartes en monnayant des médailles pieuses.
  • Lonsdale invite aimablement la plupart des convives à boire un Porto dans sa chambre. Mais sa secrétaire/compagne fait irruption en dominatrice bardée de cuir et fouette publiquement les fesses nues de son patron. Lequel en redemande et prie les invités outrés de ne pas s’en aller.
  • C’est toujours cette même sexualité perverse, coupable et forte qui hante l’auteur, sous des aspects divers. Une sorte de résultante obligée de ce monde corseté et contraint du franquisme et son allié religieux.

De fil en aiguille, on se retrouve avec un vieux professeur qui enseigne dans une gendarmerie les grands principes du droit.

L’inversion tient ici au fait que ces élèves se comportent comme des gamins. Et puis il doit lutter contre une impossibilité conjoncturelle à faire son cours. Comme dans un cauchemar, les gendarmes quittent la salle de classe tour à tour. Le fil est sans cesse coupé.

L’esprit surréaliste atteint son comble quand on annonce à un couple que leur fille n’est pas à l’école. Ils se rendent sur place et bien qu’elle soit tout juste devant eux, ils confirment l’évidence qu’elle n’est pas là. Ils se rendent au commissariat avec elle… et pourtant sa recherche se poursuit. C’est évidemment absurde et comme dans un mauvais rêve.

En passant d’un personnage à l’autre on finit par se retrouver avec un Érostrate (Jean-Paul Sartre – 1939 « le mur ») qui tire sur les passants depuis la tour Montparnasse, en fin de construction. L’assassinat gratuit est bien entendu la provocation suprême. Le coupable est pris et condamné. Mais il sort librement du tribunal et signe des autographes, sans que cela n’étonne personne. La dernière digue morale est enfoncée avec détachement.

Le préfet de police a beaucoup d’assurance. Il garde le souvenir de feu sa sœur alors qu’elle lui jouait son morceau préféré au piano. Dit comme cela, c’est touchant. Mais on comprend vite qu’elle jouait nue en lui mettant sous le nez sa poitrine très généreuse. Là encore un immense tabou est suggéré, l’inceste frère/sœur.

D’ailleurs est-il vraiment un préfet ou un fou qui veut passer pour tel ? L’histoire ne tranche pas puisqu’elle finit par faire cohabiter les deux préfets, pour une seule charge, en parfaite intelligence.

Rien n’est laissé au hasard puisque l’autruche qui se baladait librement dans les songes/réalités de l’appartement de Brialy, on la retrouve à nous scruter au zoo, but ultime de la manifestation qui va être sévèrement réprimée.

Les acteurs de renom qui ont participé à cette aventure sont nombreux. On les sent investis. En voici quelques uns, dans le désordre : Michel Piccoli, Jean Rochefort, Jean-Claude Brialy, Monica Vitti, Fernando Rey, Adriana Asti, Julien Bertheau, François Maistre, Paul Frankeur, Michaël Lonsdale, Claude Piéplu, Adolfo Celi … et plein de petits rôles tenus par des têtes connues, comme Marie-France Pisier, Jacques Debary...

J’image à quel point un tel long-métrage a du être déroutant pour le grand public de l’époque, dont il faut souvenir qu’il fréquentait beaucoup le cinéma et prenait parfois des risques. Même maintenant cela reste surprenant.

Rendons grâce à Luis Buñuel d’avoir osé aller jusque-là. Et de n’avoir récidivé que dans des formes complémentaires, sans laisser la machine tourner à vide… Cet ovni provoquant est incontestablement un grand jalon du cinéma. Il est unique et doit le rester. On gagnera à le considérer avec du recul et de la compréhension historique, comme pour l’urinoir inversé « Fontaine » de Marcel Duchamp (1917). D’ailleurs on peut noter que les WC de ce film y font écho.

(*) Le Surréalisme voulait libérer la création des rigidités de la raison et des contraintes de la bien-pensance, en favorisant l’automatisme le plus pur chimiquement parlant. C’était fondamentalement une révolte.

Il s’est inspiré dans un premier temps du Dadaïsme, qui était plus radical. L’autoritaire leader autoproclamé André Breton, souhaitait cependant un mouvement moins désincarné, plus engagé, plus politique. En cela il prenait le risque de rentrer dans le rang.

Mais en réalité le Surréalisme est moins une école qu’une juxtaposition d’œuvres qui nous parlent. Et ce ne sont pas les travaux de Breton qu’on évoque en premier. D’ailleurs l’idée qu’il y ait un chef de file est assez anti-surréaliste, à mon humble avis.

Buñuel a fricoté un peu avec le surréalisme institutionnel, mais pas tant que cela. Il a vite compris l’extrémisme néfaste de Breton et les contraintes castratrices du groupe. Il a essayé de s’accrocher mais a été ostracisé. Il avait le malheur d’avoir du succès.

Voir aussi https://www.iletaitunefoislecinema.com/luis-bunuel-et-le-surrealisme/

(**) Voilà le premier cadavre exquis, une phrase composée de l’apport de plusieurs auteurs qui ne connaissent pas lors de sa création, la contribution des autres : « Le cadavre – exquis – boira – le vin – nouveau. »

https://fr.wikipedia.org/wiki/Le_Fant%C3%B4me_de_la_libert%C3%A9

Adriana Asti
Julien Bertheau
Jean-Claude Brialy

Monica Vitti 

Envoi
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