Je vais vous parler d’un ouvrage peu connu, vecteur entre tous d’inspiration en cette période sordide, un livre animé par d’immenses aspirations – démocratie, suffrage universel, paix, prospérité – malmenées et vouées aujourd’hui à leurs plus misérables caricatures antinomiques.
On a affaire surtout à une démonstration de très haute politique, une tentative qui, si elle avait abouti, aurait changé profondément le destin des grandes nations européennes impliquées.
“M. de Bismarck”, par Louis Bamberger, Membre du Parlement Douanier. A Paris, Michel Lévy frères, libraires éditeurs, A la Librairie Nouvelle, 1868
Qui écrit? le “Membre du Parlement Douanier”, ancien quarante-huitard, condamné à mort par contumace au Palatinat pour le crime de journalisme et -accessoirement ou non- le fait d’avoir commandé un corps-franc révolutionnaire – venait de passer dix-huit ans d’exil dont une bonne partie à Paris.
Il aura contribué avec ses cousins de Londres et Anvers à établir ce que deviendra plus tard la BNP – Paribas.
Ludwig Bamberger est celui auprès de qui Lamartine et Karl Marx vont discrètement emprunter de l’argent pour éponger leurs frasques, ce qui n’empêchera pas ce dernier, en digne précurseur des rengaines à la façon de Barrès et d’Alhaiza, de se répandre en amères vitupérations anti-judaïques à son encontre (1).
L’auteur entérine son retour en Allemagne au bénéfice des nouvelles lois d’amnistie (1866), et embrasse à nouveau l’activité politique au sein de ce que deviendra la première formation politique du parlement à venir, le parti National-Libéral.
Les temps sont troublés et violents. Les européens du concert des nations se livrent à leur activité favorite, se massacrer les uns les autres pour le plus grand profit de leurs ronds-de-cuir et oligarques “décideurs”.
L’Italie est en voie d’unification par la force, le royaume Sarde recevant l’appui militaire de la France contre l’Autriche. Cette dernière, dans la lutte d’influence qui l’oppose à la Prusse, sera peu après écrasée à Sadowa par une armée prussienne dotée d’une organisation novatrice et de fusils à chargement par la culasse.
La France, puissance dominante, s’inquiète de la victoire prussienne.
C’est le moment que choisit Louis Bamberger pour publier son ouvrage – en France et en Français (il devait bien voir quelqu’un de particulier en vue?). Il choisit un bien étrange sujet pour sa monographie: l’adversaire politique des national-libéraux par essence, M. Otto de Bismarck.
Cette apparente incongruité masque la puissance de la vision politique sous-jacente, l’adversaire même le plus antinomique étant englobé et coopté dans un projet d’ordre supérieur: on esquisse la branche d’olivier, mais aussi le projet d’alliance. La France et la Prusse ont combattu un ennemi commun – l’Autriche
Certes M. de Bismarck est issu des milieux conservateurs les plus rances, et évolue au sein du parti des junkers et des féodaux, épais assemblage de vieilles badernes et de têtes couronnées. Certes, note Ludwig, le passage de Napoléon le premier a rendu d’immenses services à l’Allemagne en balayant trois cents roitelets pour n’en laisser subsister qu’une trentaine: le dernier pas vers l’union s’en trouve facilité.
Car le mérite de Bismarck tient dans son pragmatisme louvoyeur, en pratique si mercuriel qu’il peut sembler confus et peu digne de confiance, par exemple dans sa politique par rapport à l’Autriche. Mais cette dernière en est pour ses frais.
Il évolue et s’adapte tout en poursuivant avec acharnement un but de longue haleine. Mieux encore, lui seul, par sa proximité aux milieux conservateurs, est capable de les faire évoluer vers la raison, de mettre au menu les innovations telles que le suffrage universel, la libre entreprise ou libéralisme économique, et l’unification douanière du territoire. Réalisant ainsi les objectifs fondamentaux de ses adversaires: “le parti libéral peut à bon droit s’attribuer une grande partie des progrès réalisés en Allemagne par celui-là même qui l’a si cruellement maltraité“.
En somme, “On ne peut douter un instant qu’il ne soit né révolutionnaire. Car on naît révolutionnaire comme on naît légitimiste, par la conformation du cerveau, tandis que le hasard seul décide si les circonstances de la vie feront du même homme un blanc ou un rouge“
En outre, il ne mord pas, ou peu s’en faut, parole de journaliste à l’appui.
“Si jamais un roi de Prusse devait retomber dans l’aberration d’une croisade contre le drapeau de la liberté déployé par la France, il serait abandonné de tout ce qui peut donner la victoire, il serait battu comme il le mériterait, comme la première fois, et plus encore que la première fois: Les progrès de la liberté en France ont toujours profité aux partis libéraux en Allemagne. Croit-on que désormais une Allemagne aspirant à pleins poumons le grand air de sa vie nouvelle voudrait s’engager dans une croisade légitimiste?“
Bref, on est bien dans une entreprise d’explication et dédiabolisation, bien loin du panégyrique.
Et en filigrane Louis laisse entrevoir au lecteur une communauté d’intérêts entre la France et la Prusse unificatrice et progressiste, fondée sur les valeurs du libéralisme et du suffrage universel, porteuse de prospérité.
Valeurs, au fond, tirées de la grande Révolution, Louis le révolutionnaire le sait bien – et le rappelle discrètement. Plus d’une fois, c’est l’ancien quarante-huitard qui donne encore du coffre dans la tribune: “La lutte éternelle des peuples contre leurs maîtres ne devrait raisonnablement alterner qu’entre la nécessité de les renverser ou l’espoir de les moraliser. Quant à l’entreprise de les dompter par des institutions coercitives, par des restrictions inscrites dans les chartes monarchiques, l’expérience ne peut y voir qu’une valeur fort relative…“.
En épilogue, bien entendu, le livre n’a pas été suivi d’effet. Les esprits n’étaient pas prêts, dira-t-on. On peut rétorquer: Seront-ils prêts un jour?
La suite est bien connue: les tensions ne se sont pas apaisées. A peine deux ans plus tard, la presse, cette grande coprophage toujours prête à se vautrer aux pieds des assassins et marchands de canons, a monté en épingle les silences d’une dépêche, enfiévrant les foules avec son tapage. Le cabinet déclare la guerre à la Prusse “d’un coeur léger”, la France, Puissance dominante, a attaqué la Prusse, puissance ascendante, et a perdu. Le Femto-poléon finit prisonnier de guerre puis destitué. Après les combats réguliers, la guerre civile lacère la population de Paris, remplissant bagnes et fosses communes à raz bord. L’Alsace et la Lorraine changent de main et de maîtres pour un temps… plusieurs fois. Des générations grandissent les tympans ensanglantés par le vacarme du patriotisme revanchard, longuement apprêtées, ficelées et farcies pour la prochaine – mais certainement pas la dernière – boucherie: notre monde actuel se révélant peu à peu dans la course au goût du sang et du mensonge.
Bismarck fera proclamer l’Empire Allemand à Versailles, le pays connaîtra son unification douanière puis monétaire avec le marc-or – Louis B. en sera l’un des principaux artisans – la crise débutant en 1873 dévastera les idées les plus optimistes.
L’alliance de Bismarck avec les national-libéraux tiendra quelques années, notamment au cours de la Kulturkampf contre l’église Catholique, puis les bricolages politiques circonstanciels attireront le chancelier vers d’autres horizons et anciens adversaires, entre prototypes d’assurance-accidents et invalidité, impérialisme, colonies, lois anti-socialistes (largement contre-productives), voire “socialisme d’état”. Au fond, comme le veut le vieux adage, moyennant soixante années de carrière politique il n’y a pratiquement personne avec qui il n’ait fricoté.
Le parti national-liberal lui-même se délitera. Les aspirations démocratiques allemandes suivront le même chemin. On comprend d’après le tableau que nous dresse Louis B. : isolée de l’influence de la France par les couches toujours plus épaisses de discours nationalistes et impérialistes, la démocratie allemande va s’étioler et péricliter bien en deçà de ses aspirations initiales.
On peut rêver d’une histoire parallèle avec l’ébauche d’une cohabitation pacifique renforçant les aspects démocratiques plutôt que militaristes, darwinistes et néo-féodaux, aboutissant à une alliance Franco-Allemande: comme la face de l’Europe, mais aussi celle du moyen-orient, en auraient été changées! Combien de vies auraient été préservées des boucheries, exactions et famines…
A l’heure où la Deutsche Bank, autre création de Ludwig B., agonise sous le poids des affaires frelatées, chantages et dérivés pourris, à l’heure où certains capitaines d’industrie semblent redécouvrir les mérites du néo-féodalisme (2), de la censure, du contrôle par les dettes et les famines, cette perspective devrait prêter à réflexion et action. De toute urgence.
(1) voir par exemple: http://www.mlwerke.de/me/me14/me14_570.htm et pour le commentaire: https://philosophersmag.com/opinion/30-karl-marx-s-radical-antisemitism
(2) C’est le “les citoyens de XXXX vont devoir choisir… entre prospérité et démocratie” articulé en public par le PDG de Nestlé vers le début des années 2000. Avec le recul suffisant, on peut même retrancher les deux options de ce prédicat.
https://fr.wikipedia.org/wiki/Ludwig_Bamberger