Eh oui, cela dure 173 minutes, donc près de 3 heures !
Certains vont trouver cela un peu long. Mais compte tenu de la finesse et de la complexité d’une histoire de couple, voire de trio, un récit méticuleux mérite d’être plus fortement dosé. Un peu plus de temps ne fait pas de mal.
Résumer tout un cycle affectif dans un format classique d’une heure trente, aurait donner trop de dynamisme, à ce qui au fond meure de n’en avoir guère. Là, la durée réaménage l’impression de temps long et éloigne l’illusion d’un déterminisme englué dans des causes certaines.
« le moment fatal où le vilain mari, tue le prince charmant » Nougaro – Une petite fille en pleurs.
La grandeur et la misère d’une histoire d’amour officialisée, dans la vraie vie, cela dure bien longtemps. On a même décrit qu’il y aurait des cycles, dont le premier, celui de la passion, ne dépasserait que quelques années, voire quelques mois. Les serial lovers en savent quelque chose.
La suite est faite de routines et de saccades bien connues. Parmi ces dernières, les escapades jouent un grand rôle. Et là cela peut durer, durer…
« Il faut bien que le corps exulte » Brel – La Chanson des vieux amants (*)
Dans la déliquescence d’un couple, tout peut être interprété de plusieurs manières. Ce qui ne démarre que par un constat d’ennui, finit par sombrer dans des luttes autant meurtrières que grotesques. On connaît bien ces apostrophes violentes pour une cuvette de WC non rabattue ou un tube de dentifrice mal fermé.
Ce qui importe c’est qu’il s’agit avant tout d’une idée fixe. C’est la passion et son contraire qui veulent cela.
Je suis malheureuse et toi tu es la cause de mon malheur. Chaque élément est subordonné à cet axiome.
Ou à l’inverse nous sommes en couple et tu me dois la fidélité. Tout manquement à cette règle est l’origine du problème, non sa conséquence.
Nos deux riches éleveurs de taureaux sont d’âge moyen. Ils sont mariés depuis longtemps et passent pour un couple exemplaire. Ils vivent au fin fond du Mexique dans une immense propriété. Et comme tout baigne, que le ciel est sans nuage, ils sont désormais murs pour une belle crise du couple
Le maitre directif et compréhensif est respecté par ces employés. Il fait preuve d’une autorité bien sentie, basée sur son savoir et son expérience. Mais il sait faire preuve de la nécessaire indulgence, quand c’est nécessaire. Il est manifestement intelligent et a une deuxième vie en tant que poète. En cela il est une « vedette » reconnue dans son pays.
Son épouse passe pour une belle femme. Entendez qu’elle a du chien et une certaine élégance. Une sorte de charme un peu sauvage. On sent qu’elle en a sous le capot. D’ailleurs elle joue un rôle central dans l’exploitation. Elle est souvent sur les routes. Elle règle finement les différents problèmes domestiques et professionnels.
Leurs jeunes enfants sont bien élevés, mais aussi libres d’apprendre la vie avec leurs congénères, sans distinction de milieu ou d’ethnies. En tout cas pour le moment. Pendant leurs loisirs, ils vivent dehors dans cette belle nature de cinémascope.
On verra les jeux de l’amour et du hasard déclinés sur trois plans : dans les amourettes des enfants et des ados, chez les grands… et dans les rivalités des puissants bovins.
Un gringo, connaisseur de ce milieu professionnel, passe par là. Et c’est le catalyseur.
On sent bien qu’un rien peut faire basculer la belle dans ses bras. D’ailleurs une clause explicite fait qu’elle en a le droit, sous réserve de tout raconter à son mari.
C’est le genre de contrat insoutenable qui n’est là que pour donner l’illusion de la liberté. Or un amour extraconjugal n’a d’intérêt que s’il est émancipateur. L’idée d’une sexualité pure n’a pas de sens.
Le couple officiel tombe dans ce piège. Elle se garde bien de tout dire, bien que l’aventure qui se produit « tombe sous le sens ». Les indices ne sont pas si cachés que cela. Mais la femme lutte quand même pour garder son envoûtant secret. Le mari le découvre peu à peu et tente de lui rappeler leur convention. Elle l’a trahi, non en le trompant, mais en gardant cela pour elle.
Les tensions se bâtissent sur ces curiosités là. Et plus le mari se cabre et tente de tout contrôler, plus l’épouse prend ses distances. Elle y voit une tentative de main mise qui ne lui plaît pas. Et elle finit par le détester pour cela. Elle le perçoit comme une entrave qui la bride maintenant mais qui, à bien y réfléchir, l’aurait empêché depuis très longtemps. L’esprit humain est ainsi fait qu’il reconstruit, à tort ou à raison, un enchaînement causal pour expliquer les difficultés du présent.
Ce qui a de bien dans ce scénario, c’est que les créateurs ne tombent pas dans ce piège « moral ». Ils ne choisissent pas leur personnage. Mais faisons confiance aux critiques de cinéma pour céder à cette facilité.
Et c’est là que le temps long intervient.
Le mari qui a des cornes, défend son couple comme un taureau. Il va jusqu’à encourager la liaison et s’adressant directement à l’amant, sans passer par sa femme (pas sûr que le ruminant soit si souple). Le prétexte étant qu’il veut son bonheur. Il lui demande au tiers de « bien s’occuper de sa femme ». Mais il a l’espoir qu’elle lui revienne.
Il les suit et les observe. Il veut qu’elle lui raconte. Mais elle ne le fera pas. Il ira donc jusqu’à faire irruption dans la chambre adultérine, dans le nid qu’il a mis à leur disposition, pour se rendre compte lui-même. Il constate là qu’elle est épanouie au-delà de ce qu’il pouvait imaginer. Le coup est dur, mais il ne renonce pas à essayer d’être le maitre du jeu. Elle le chasse à coups de chaises.
Mais comment faire pour qu’elle retrouve auprès de lui la flamme d’il y a douze ans ?
Une autre fois il ira jusqu’à se donner le « beau rôle » de l’offrir à un autre. Et caché, il les observera, se régalant de cette union copulatoire, tout autant qu’il s’en attriste.
La femme se fâche qu’il se mêle encore et toujours de sa nouvelle intimité. Cela ne marche pas ce truc là. Vraiment il gène.
Ce qui montre bien que la tromperie à une autre signification que de pure sexualité. Même si seules des incandescences charnelles peuvent engendrer de tels bonheurs quand elles ont là et de tels souffrances quand elles s’estompent.
La force émancipatrice, doublée de chatouillis divins, est enivrante, mais elle ne peut pas se mettre en conserve. Elle a besoin de l’ancien pour s’extirper. Mais une fois qu’on s’est satellisé, tout est à recommencer. L’histoire se place dans ce flux et ce reflux incessant, entre la rigidité du solide et l’évanescence du sublimé.
La femme est sur le point de s’éloigner définitivement… mais elle assène que si cela doit être, elle emporte les enfants. Cela ressemble bougrement à la crise de la quarantaine, vu sous un certain angle.
Au final, l’amant repu jette l’éponge et s’en va. Il n’a pas trop aimé que le mari cherche à tirer les ficelles. C’est quand même bien moins « drôle » comme cela.
La femme comprend le jeu dans lequel ils l’ont amené, l’un par sa directivité, l’autre par son acceptation tacite. Les deux sont traités de « hijos de puta » (fils de pute). Elle est colère mais n’a d’horizon que de rentrer hargneuse au bercail.
Je ne sais pas trop ce que peut être un couple après un tel ouragan. Cela m’étonnerait qu’il gagne en passion. Ce sera plutôt de la résignation. Le pot est cassé. Il ne faut pas chercher à le réparer.
Tout au long, notre écrivain-poète jette sur le papier ce qu’il ressent. Il a besoin de théoriser et d’enfermer ce qui arrive dans les mots. Il fait des lettres à sa femme mais aussi à l’amant.
Le réalisateur se permet la fantaisie de faire dire des commentaires intellectuels de grands, par de tous jeunes enfants, en voix off. Ce qui est en haut est en bas.
Quand il ne nous laisse pas deviner notre belle part de bestialité à l’aide des luttes de pouvoir de taureaux. La métaphore sera filée avec un toréador qui maîtrise l’animal furieux. C’est l’étage du dessus, celui du contrôle.
Le film traite de impermanence de l’amour légal, comme celle de l’amour libre. Et comme tout est fragile, que reste-t-il au fond ? Ce que l’on a créé, son domaine, ses enfants… et des résidus d’amour ? Est-ce que les pas de côté ont rafraîchi tout cela, ou bien ont-ils tout foutu parterre ?
Certains films choisiront une ou l’autre de ces issues. D’autres ne s’en mêleront pas et opteront pour l’idée de couples imputrescibles, centrés sur eux-mêmes. Ici, non. Car il n’y a de réponses qu’individuelles. Les vieux ménages, pleins de cicatrices, sont forcément dans un compromis. Ce « deal » n’est pas gravé dans le marbre mais dépend du bon vouloir de chacun.
Un de ces aides va mourir d’un cancer, fortement soutenu par les siens. En assistant à cela notre personnage principal va fondre en larmes. Il pleure de son triste sort. Que reste-il donc ? L’amour a fait pschitt. Seuls subsisteront une vieillesse commune et l’accompagnement à la mort ? Et encore… Mais au fond n’est-on pas toujours seul, hormis quelques voisinages de passage ?
La mise en abîme vient du fait que Carlos Reygadas est à la fois le scénariste, le réalisateur et l’acteur principal… et le compagnon de madame López. On peut difficilement mettre moins de distance entre les faits et le récit qui en est fait. Il incarne à merveille ce rôle complexe.
Natalia López, son épouse supposée et réelle, a également plusieurs casquettes. Actrice principale, elle est également monteuse de ciné dans la vraie vie, mais aussi réalisatrice et scénariste à ses heures. Son jeu est impeccable.
Ces deux là semblent s’être déshabillés devant nous. Et si une telle aventure aurait [a] pu leur arriver, il semble que la rationalisation dans cette « création » ait [a] été le meilleur moyen de s’en sortit. CQFD… A noter que par cette transposition esthétique, c’est alors la thèse de l’homme voyeur-voyant qui l’emporte.
Mais dans le fond les deux se réjouissent du spectacle… et nous aussi.
Alors que bon nombre de critiques sont passés à côté, une fois de plus Jacques Mandelbaum perçoit bien les choses :
https://fr.wikipedia.org/wiki/Nuestro_Tiempo
- Carlos Reygadas : Juan
- Natalia López : Esther
- Phil Burgers : Phil
- Rut Reygadas : Leonora
- Maria Hagerman : Lorena
(*) La Chanson des vieux amants
Bien sûr, nous eûmes des orages
Vingt ans d’amour, c’est l’amour fol
Mille fois, tu pris ton bagage
Mille fois, je pris mon envol
Et chaque meuble se souvient
Dans cette chambre sans berceau
Des éclats, des vieilles tempêtes
Plus rien ne ressemblait à rien
Tu avais perdu le goût de l’eau
Et moi celui de la conquête
Mais mon amour
Mon doux, mon tendre, mon merveilleux amour
De l’aube claire jusqu’à la fin du jour
Je t’aime encore, tu sais, je t’aime
Moi, je sais tous tes sortilèges
Tu sais tous mes envoûtements
Tu m’as gardé de piège en piège
Je t’ai perdue de temps en temps
Bien sûr, tu pris quelques amants
Il fallait bien passer le temps
Il faut bien que le corps exulte
Mais finalement, finalement
Il nous fallut bien du talent
Pour être vieux sans être adultes
Oh mon amour
Mon doux, mon tendre, mon merveilleux amour
De l’aube claire jusqu’à la fin du jour
Je t’aime encore, tu sais, je t’aime
Et plus le temps nous fait cortège
Et plus le temps nous fait tourment
Mais n’est-ce pas le pire piège
Que vivre en paix pour des amants
Bien sûr, tu pleures un peu moins tôt
Je me déchire un peu plus tard
Nous protégeons moins nos mystères
On laisse moins faire le hasard
On se méfie du fil de l’eau
Mais c’est toujours la tendre guerre
Oh mon amour
Mon doux, mon tendre, mon merveilleux amour
De l’aube claire jusqu’à la fin du jour
Je t’aime encore, tu sais, je t’aime