On connaît la recette des films à sketches à la Jarmusch, ne serait-ce que par son excellent opus Coffee and Cigarettes démarré en 1986.
Dans ce Night on Earth de 1991, ces aventures en taxi sont en couleur et les différentes scènes nocturnes siègent toutes dans un pays différent.
Sans concession et toujours aussi créatif, Jim Jarmusch donne plus de vérité en filmant dans la langue du cru. On aura donc droit à un épisode en français. Merci qui ?
Cela commence très fort avec Los Angeles. Winona Ryder campe une petite jeune fille très simple et qui ne se laisse pas faire. Conduire lui procure de la joie. Dans ce taxi elle est chez elle. Son rêve le plus fou serait de devenir mécano.
Gena Rowland, très classe à 61 ans, l’égérie de John Cassavetes dans Faces (1968) est une personne qui compte à Hollywood, pour les castings. Elle va finir par voir un sérieux potentiel chez Winona. On est servi côté clin d’oeil avec mise en abîme puisque la Winona est en effet une actrice reconnue dans le civil.
Je vous laisse découvrir la fin. Sachez juste que cette scénette est vraiment de qualité supérieure, avec des actrices au sommet de leur forme, à des âges si différents.
New-York est à l’honneur dans l’épisode suivant. Quoique ! Il faut noter la nette tendance de Jarmusch de nous en montrer les mauvais côtés. Murs délabrés, rues sales…
Ici tout repose à nouveau sur les personnages et les acteurs en tant que tels. Giancarlo Esposito campe un noir qui n’arrive pas à se faire prendre en taxi. Et ceci d’autant plus qu’il veut rejoindre Brooklyn. Le pauvre expatrié de RDA, Armin Mueller-Stahl, n’arrive pas à conduire son cab. Il ne connaît rien à cette boite de vitesse auto. Il ne sait pas s’orienter. Il parle très mal l’anglais. Dans la vraie vie il était clown.
Une cause perdue rencontre une autre cause perdue. Ils finissent par s’entendre, avec des dialogues humoristiques basés sur les équivoques linguistiques. Le client conduit le taxi, le conducteur officiel fait le passager. Un bon sentiment se nourrit de cette étrange connivence, pour des personnages si différents, mais qui partage fondamentalement la même empathie universelle.
Une jeune femme de la famille de l’afro-américains les rejoint… contre son gré. Cela donne des échanges nourris à base de « fuck you » et tous ces dérivés. Là encore la possible entente est dissimulée sous une avalanche d’insultes. Seuls les regards trahissent les vraies relations. Du bon travail.
Le Paris de Jim Jarmusch est largement celui de la crasse et du délabrement. Isaach de Bankolé conduit des plénipotentiaires africains. Mais il finit par en avoir marre des blagues racistes et de la suffisance de ses « frères ». Ils les débarquent. C’est déjà un bon passage en soi.
Mais ce n’est pas tout. Il embarque à présent Béatrice Dalle, une aveugle à la forte personnalité et pleine de gouaille. Les préjugés sont inversés à présent. C’est Isaach qui lance les banalités d’usage. Il souhaiterait comprendre ce que ressent un aveugle. Il est maladroit et indiscret. Béatrice Dalle l’envoie bouler, mais il revient à la charge. L’affaire se termine dans une sorte de vengeance où intervient un coup du sort.
Au total une double histoire intimement française et parisienne, de part ses dialogues et le réalisme des rapports difficiles entre les êtres, dans une grande métropole. Jarmusch semble avoir tout compris de ce Paris multiethnique plein d’incompréhension. Il a parfaitement cerné cette Béatrice Dalle, à la fois blessée, sauvage et insolente. Un caractère si attirant et si repoussant en même temps.
On est dans la matière vive. Parle-t-il le français lui-même, ou bien a-t-il bénéficié d’une sainte inspiration en laissant les protagonistes monter la sauce eux-mêmes, dans les limites scénaristiques qu’il aurait pu poser.
Rome et un Roberto Benigni encore plus survolté que d’habitude apporte une certaine détente. En changeant de pays Jarmusch change de style. Là il est plus italien que les Italiens. On se croirait dans les films à sketches des grands réalisateurs transalpins des années 60. C’est foutrement jubilatoire. Et le mot foutre est ici le maitre mot. Vous allez comprendre.
Paolo Bonacelli est un prêtre qui attend un taxi. Il tombe sur un Benigni surexcité, c’est à dire encore plus survoltés que d’habitude. C’est la diarrhée verbale. Le comique veut se confesser à tout prix. L’homme d’église ne veut pas. Mais notre Benigni n’attend pas l’autorisation. Alors il déballe ! Oui jeune je forniquais les citrouilles. Il en parle avec délectation encore. Par la suite une belle brebis lui a fait de l’œil et donc il la prise comme il aurait pu le faire avec une femme. Il en a encore la larme à l’œil.
Le flot de parole est ininterrompu et Benigni ne se rend pas compte que le curé est en train de faire une crise cardiaque sur le siège arrière. Il continue avec l’histoire de sa relation de « plusieurs heures » avec sa belle sœur en train de laver la vaisselle. C’était si bon que cela lui a fait penser à la volupté de la citrouille et de la brebis confondue.
Benigni est autant génial qu’infernal. Son flux tendu de révélations passe bien car on n’a pas le temps d’y réfléchir. Il envoie, il envoie tant et plus. Il n’y a pas une seconde où l’acteur ne mitraille pas des mots. C’est du Benigni pur jus. On s’y attend, on ne demande que cela et on reçoit. Là encore Jarmusch nous fait un petit miracle d’italianité (*). Signons nous… mais ne confessons pas nos faiblesses.
Helsinki clôt la série. On note une baisse de rythme mais qui pourrait être faite exprès, dans la mesure où on prête au nordique un tempérament plus lent. Nos acteurs aux noms Ikéa (pays d’à côté) sont quand même à la hauteur. L’histoire est celle d’une compétition victimaire. Le premier looser semble avoir tout perdu. Ces copains le plaignent sincèrement. Ils sont partis se biturer à mort. Mais selon le taxi driver Matti Pellonpää on peut subir pire que cela. Et donc au final, la victime numéro 1 sera mise de côté et oubliée par ses potes.
https://fr.wikipedia.org/wiki/Gena_Rowlands
http://www.voixauchapitre.com/archives/2017/extrait_barthes_communication.htm (*) Roland Barthes, « Rhétorique de l’image »
https://en.wikipedia.org/wiki/Night_on_Earth (version anglaise meilleure)



- Winona Ryder
- Gena Rowlands
- Giancarlo Esposito
- Armin Mueller-Stahl
- Rosie Perez
- Isaach de Bankolé
- Béatrice Dalle
- Roberto Benigni
- Paolo Bonacelli
- Matti Pellonpää
- Kari Väänänen
- Sakari Kuosmanen
- Tomi Salmela



