Nous autres les vieux de la vieille, on se retient pour ne pas lancer quotidiennement des « c’était mieux avant ».
Mais quand on voit le niveau de la télévision de la chaîne unique d’antan, c’est un devoir de se lâcher et de vénérer ce qui est devenu la tradition.
Oui, nos présentateurs étaient des pionniers. Oui, certains ont rajouté le profil et la personnalité des écrivains, comme motivation supplémentaire de la lecture. Et cela a marché, les ventes de livres ont explosé.
Cela dit, les maladresses de Desgraupes face à ces immenses figures, peuvent faire sourire. Même si l’on sent que notre interviewer a lu les bouquins dont il cause, on le voit quand même dérouté.
Il y a de quoi avec ces passages de Roland Barthes, Henri Miller, Romain Gary et Georges Pérec, dans « Lectures pour tous ».
La modernité et l’intelligence universitaire de Roland Barthes le déroute et l’intimide. Faute de pénétrer davantage dans la substance, le petit gros madré tente de rebondir sur certains détails. Quand on sait l’influence à venir des Mythologies, on sent qu’il passe un peu à côté. Mais Desgraupes est un poil instinctif et il subodore qu’il a à faire à de sérieux explosifs.
Avec le rusé Henri Miller, il s’agit de Big Sur et les Oranges de Jérôme Bosch. Un livre de 1957. Par la suite, il y a Nexus qui est lui de 1960 et bien d’autres écrits. La traduction en français est une nouveauté. Notre journaliste-chasseur laisse venir et garde ses missiles pour la fin. Un peu juge, un peu censeur, il souligne ce qu’il appelle l’obscénité de certains passages. Miller le voit venir et ne perd pas du tout pied. Il a fait œuvre de vérité. Il sait qu’il a ouvert des passages qui ne se refermeront jamais. Miller obscène, bien sûr que non. Mais Desgraupes ne sera pas contre-attaqué pour autant. Pourtant il le mériterait. Miller qui s’exprime en français est digne, intelligent et sincère. Il est charmant quand il dit qu’il voudrait bien arrêter d’écrire et être un contemplatif de son Big Sur, mais qu’il n’y arrive pas. Pour la plupart d’entre nous c’est dur de bien écrire, mais pour lui c’est encore plus dur de s’en abstenir. Cruel paradoxe.
Romain Gary est là pour parler de son nouveau travail Les Mangeurs d’étoiles et rien ne le détournerait de son cap. Desgraupes tente de passer à la charge sur le terrain politico-littéraire, dont les profils des tyrans cités. Mais le vieil hidalgo de Vilnius ne se laisse pas faire. Il faut dire que le livre est déroutant et que l’auteur a vite fait de se retrancher dans ses méandres et de croiser le fer sur son propre terrain. Étonnamment le présentateur ne le piste pas sur son épouse Jean Seberg. De nos jours, idées courtes – cheveux courts, on commencerait malheureusement par cela.
Georges Pérec, tout replié dans son introspection et tellement transparent, est une proie journalistique plus facile. La grande tendance initiée alors étant une sorte de psychanalyse culpabilisante faite par le patron du micro. Je ne le connais pas et le prenais pour un navigateur breton solitaire. Alors qu’il est un écrivain issu de parents juifs polonais. Il y a visiblement de la nausée existentialiste dans Un homme qui dort. Mais Camus et l’étranger sont aussi mentionnés. Pérec revendique lui des rapprochements avec l’œuvre très psychiatrique La Vie à l’envers d’Alain Jessua, film que j’ai vraiment détesté. (La vie à l’envers (1964) 4/10 Alain Jessua, dangereux psychiatre amateur). Sans doute que le Pérec vaut mieux que cela.
Finalement, chacun se fera son idée. Mais ces documentaires exceptionnels resteront sans doute à jamais. Merci M Desgraupes.
Le camarade Patrick Cohen a bien fait d’exhumer ce délicieux matériel.

https://fr.wikipedia.org/wiki/Roland_Barthes
https://fr.wikipedia.org/wiki/Mythologies_(recueil)
https://fr.wikipedia.org/wiki/Henry_Miller
https://www.babelio.com/livres/Miller-Big-Sur-et-les-Oranges-de-Jerome-Bosch/33963
https://fr.wikipedia.org/wiki/Romain_Gary
https://fr.wikipedia.org/wiki/Les_Mangeurs_d%27%C3%A9toiles
https://fr.wikipedia.org/wiki/Georges_Perec
https://fr.wikipedia.org/wiki/Un_homme_qui_dort

