Un film d’ento(mo)logie.
Une virtuosité à la Audiard, sur une partition de Boudard, un scénario de Simonin, avec pour interprète central un Lino Ventura au sommet.
Lino Ventura incarne un éléphant à la mémoire tenace et qui nourrit patiemment sa rancune. Il a pris 5 ans de taule et n’a pas cafté ses comparses. Mais ceux-ci se sont montrés ingrats. Pas un colis, pas une visite. Il a vite été oublié et le gâteau a été partagé sans lui.
Sortant un peu avant la fin de son temps, il se transforme en bulldozer vengeur à la poursuite des cloportes. Il prend de court ses « amis » infidèles (à exosquelette et de l’ordre des isopodes).
Il va d’abord devoir rafraîchir la mémoire des copains. Lesquels sont éparpillés façon puzzle. Pas si facile de les localiser car ils se protègent par le silence, nos agneaux.
Et ce volumineux engin de chantier, n’ayant pour armes que les belles tirades d’Audiard et ses petits poings articulés, va devoir lutter ardemment contre les forces du mal (à la mémoire courte), mais aussi celles du bien (le flic Daniel Ceccaldi).
Le commissaire attend la faute pour mettre en cabane le reste de la clique et ce potentiel récidiviste. Lui aussi se délecte à écraser les cafards. Pour ce faire, il va jusqu’à lui donner les bonnes pistes.
Les représailles ourdies par le condamné/libéré commencent sur un champ de course et là il est sur son terrain. Les criminels de cinoche passaient toujours par le petits chevaux en ce temps là.
Maurice Biraud qui joue un ancien pote, n’est pas docile. Cela se termine mal pour ce récalcitrant. Il n’avait qu’à bien se tenir.
Accessoirement, il en sera de même pour un proxénète d’opérette qui passait par là et causait mal à une amie péri-pathétique.
Puis il est confronté à une surprenante secte façon Hare Krishna où Charles Aznavour officie en fakir manipulateur. Là, le sable spirituel est mouvant, mais il s’en sort quand même. La planche à clous est bien utile pour fixer les idées. Un proverbe arabe, où il est question de mort qui flotte sur un fleuve, fera le reste.
Antépénultième règlement de compte aura lieu dans un manège. La roue tourne vite pour le pauvre Georges Géret.
L’avant dernier bilan se passera dans le monde insaisissable de l’Art Moderne, avec en maître des cérémonies le roublard Pierre Brasseur. Quel talent !
La peinture et la sculpture ne sont pas vraiment les domaines de prédilection de Lino, il l’avait déjà prouvé dans Les Tontons flingueurs en 1963. Et là il fera face à une pointure, un tordu, un tenace, pas un gringalet comme Claude Rich.
Mais son plus gros combat se fera entre son machisme affirmé et l’éternel féminin. Pas sûr qu’il s’en sorte si bien face à une Irina Demick, parfaite en beau caméléon.
On dirait les travaux d’Hercule à quelques numéros près.
Il y a quelque chose dans ce film qui est passé au dessus des élites de l’époque. Normal on se moquait d’eux. C’est plein de dérision anti-relativiste et de moquerie des nouveaux codes. Mais il faut savoir traduire car tout est écrit à l’envers, façon Léonard.
On joue en contrepoint, avec une complète métaphorisation du propos et une inversion permanente des valeurs. Les malfrats, plus ou moins rangés, empruntent les nouveaux tics sociaux du bourgeois du moment, que sont désormais les « élites » de gauche.
Dans cette parabole filmée, les uns et les autres passent leur temps à bousculer joyeusement les conventions, en jouant du double sens. C’est subversif, mais on ne le savait pas encore.
Il fallait oser balancer à l’époque cette sentence mi-beauf mi-éclairée : « Sur le plan de l’arnaque, les coups les plus tordus ne sont rien, vous entendez, rien à côté de la peinture abstraite ».
M’étonne pas que la critique « conscientisée » l’ait boudé.
- « Monde médiocre, film médiocre, avec, dans un climat de faux réalisme, de déplaisants moments de vulgarité » » — Yvonne Baby, Le Monde, 5 octobre 1965.
- Ce n’est pas une critique mais le passage à tabac d’un déviant culturel qui n’est pas dans le droit chemin.
- La pauvre journaliste passe totalement à côté de l’envolée lyrique. Elle en est encore à chercher du « vrai réalisme », au ras du sol, à l’étage des cloportes !
Et pourtant on est bien dans le culturel. Pour le prouver, autant citer des références : « L’Arthur c’est simple. J’lui fais bouffer son passe-montagne. J’le plonge dans l’eau glacée et j’attends qu’ça gonfle. Quant à Edmond, mon ami Edmond… Je sais pas encore ce que je lui ferai, mais je veux que ça fasse date. Jacques Clément 1589, Ravaillac 1610, Robert-François Damiens 1757, Edmond Clancul 1965… » – Voilà à quoi devrait servir l’érudition !
Un bon point aussi pour Françoise Rosay, en vieille dame (in)digne. Elle est imprévisible en fourgueuse de flingues et qui fait don à Lino d’un pistolet « puisque c’est pour une bonne œuvre ». Comprenez des représailles sanglantes mais logiques.
Et puis il y a le respect du travail qualifié : « C’est autrement plus coton d’écouler de la marchandise que de la faucher… Faut des connaissances, des relations… Voler, c’est juste un réflexe. »
Le sens de l’ellipse ? : « J’fonce chez le Rouquemoute et j’l’emplâtre. J’lui mets la tête en bas, j’lui fais vomir ses friandises et j’envoie sa nana s’faire bronzer à Dakar. »
- – je signale aux plus jeunes que ces friandises sont quelques part dans le slip des garçons et que le voyage à Dakar a quelque chose à voir avec la traite des blanches.
Dans la citation suivante, il s’agit d’un coffre-fort : « … Le Winter-Winter, c’est du spécial !… Molybdène et titane !… L’alliage infernal !… La diablerie ! » – La poésie du vécu, la personnification des éléments, et même l’élévation dans les 7 cercles sur fond alchimique ! Tout cela se perd.
Mais que ne parle-t-on comme cela des tourments causés par un ordinateur récalcitrant ? Reste le coup de pied dans les fesses de ce machin qui nous parle en Windows.
Je me tue à répéter qu’on se trompe sur Audiard. Certains se plantent tellement qu’ils finissent par croire que c’est de l’argot. Il n’en est rien. C’est plutôt du côté de Lao-Tseu qu’il faut regarder. Ce n’est pas une provocation. Je l’ai démontré ailleurs en mettant en parallèle des citations de l’un et de l’autre et cela matche parfaitement.
Il y a chez Audiard un véritable art de la langue. Une virtuosité du signifiant et du signifié. Une précision et une concision hors norme. Souvent en quelques mots tout est dit et bien dit. Et sa subtilité complexe fait que le propos est « désarmant ». C’est à dire qu’en sommant l’interlocuteur d’essayer de comprendre, on lui fait perdre ses moyens, on l’amadoue. Et puis il y a l’élégance paradoxale qui fait qu’une expression triviale – mais dont l’étonnante polysémie est habilement détournée – devient étincelante.
Regardez ci dessous la démonstration dans ce « Oh merde ! » final, salué par un juste compliment.
- Gertrude : Je récapitule : les deux bouteilles garnies, le détendeur et vingt mètres de tuyau pour trois cents tickets. Moyennant quoi je garantis trois heures de boulot à trois mille degrés.
- Rouquemoute : Tu récapitules, tu garantis… T’es un peu chouette ! Primo un homme de ma classe n’a jamais eu besoin de trois heures pour déboucler un coffiau. Deuxio, vu le monstre auquel je m’attaque, trois mille degrés c’est à peine tiède ! Ben je ne te cache pas que j’espérais trouver chez toi autre chose que de la quincaille !
- Gertrude : T’espérais quoi ? Arsène Lupin en douze volumes ? Le rayon vert ? La baguette magique ?
- Rouquemoute : Le nouveau bec à azote qualifié.
(Gertrude ouvre un nouveau placard dissimulé)
- Gertrude : C’est pt’êt’ de ça qu’Monsieur veut causer ?
- Rouquemoute : Oh merde !
- Gertrude : Heureuse de te l’entendre dire.
- Gertrude : Mais ça, c’est pas l’outil de n’importe qui pour le prix de n’importe quoi. Ca c’est une brique, et sans le carburant.
- Rouquemoute : Oh, merde alors !
- Gertrude : Tu te répètes un peu…
Ce n’est pas de la vulgarité mais une transmutation – voire une transcendance – du « matériel » le plus terrien qui soit.
Et le dialogue sert en plus, ce beau cas de figure qui fait qu’on ne montre au chaland le beau matériel que quand il a fait preuve de ses connaissances. J’ai vu cela dans une galerie d’Art internationale avec un discret cabinet où l’initié pouvait voir les vraies merveilles. Comprenez qu’on est à ce niveau de finesse avec ces créateurs.
Le Tu te répètes un peu… montre bien qu’on est en plein dans la littérature et ses outils.
Et puis le joli paradoxe de la tiédeur à 3000 degrés. C’est un procédé remarquable ! J’aimerais pouvoir être aussi malin tous les jours.
Dans la tirade suivante, on a également une élévation du commun à un plan supérieur… avec retour brutal à la case caniveau. Un yo-yo mental de grande classe et qui n’est pas donné à tout le monde de maîtriser. Pour cela il faut un sérieux bagage.
- Arthur : Où il est ?
- Léone : Qui ça ?
- Arthur : Le Rouquemoute.
- Léone : Les hommes, ça dit jamais où ça va ni d’où ça vient. C’est plein de secrets…
- Edmond : Écoutez Mademoiselle, nous n’avons pas interrompu vos activités pour vous écouter philosopher sur l’existence, aussi brillantes que soient vos idées. Mon camarade vous demande où est Rouqemoute. Vous le lui dites, ou je te commence à coups de lattes et je te termine au rasoir !
- Léone : Ah…
Et tout est comme cela. Je vous recommande ce lien pour en lire davantage : https://fr.wikiquote.org/wiki/La_M%C3%A9tamorphose_des_cloportes
Il y a sans doute plein d’études linguistiques de haut niveau sur la langue d’Audiard. Et lui même ne dédaignait pas fourrer son nez dans cette tambouille là, atteignant ainsi l’exercice périlleux du métalangage à plusieurs dimensions.
- – J’ai bon caractère mais j’ai le glaive vengeur et le bras séculier. L’aigle va fondre sur la vieille buse.
- – C’est chouette comme métaphore.
- – C’est pas une métaphore, c’est une périphrase.
- – Oh, fais pas chier !
- – Ça, c’est une métaphore
Michel Audiard dans Faut pas prendre les enfants du bon dieu pour des canards sauvages.
Je vous avais bien dit que notre gaillard utilise des procédés littéraires bien plus complexes qu’on ne le croit. Et le plus redoutable c’est qu’il nous dispense de nous prendre la tête avec ce barnum stratosphérique. Au contraire, tel un Robin des boislettres, il prélève cela aux universitaires confiscateurs pour le remettre à sa juste place d’utilitaire au service du grand nombre.
Et là encore, il faut prendre le miroir de Léonard, car tout est écrit à l’envers. Ce ne sont pas les humbles qui utilisent le beau langage qui sont moqués, mais les nouveaux trissotins diplômés. Ces « élites » issues du tiers état, à présent gradées, et qui sont en passe de prendre les commandes. Ceux qui vont vite renier leurs origines en érigeant une nouvelle barrière entre eux et les autres, celle du savoir et des mots compliqués. Ce qui va leur permettre de jouer la comédie du connaissant éclairant le peuple. Les nouveaux intellectuels tyranniques les plus connus sont JP Sartre, Lacan… mais il y aussi toute une bande de suiveurs qui vont tenter leur percée, à coups de slogans nébuleux ou de phrases autant hermétiques que définitives. La tentation du pouvoir par les mots est trop forte. Dans certains milieux, dont l’éducation, le charabia va devenir un sport obligatoire.
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Avec une lecture transversale de l’intrigue, on se rend compte qu’il n’y a pas de quoi fouetter un chat (*). Ce n’est que le récit d’une lutte classique pour une cause juste. Le personnage lésé veut rentrer dans ses fonds. Quoi de plus consensuel ?
De plus, il a à faire à tout un spectre de personnes critiquables : « les immondes » – « les sanguinaires » – « les haineux » – « les malfaisants » – « le désagréable » – « une mauvaise personne » – « un carnassier » – « un vindicatif » – Toute une gradation jusqu’à l’understatement.
Normal qu’il utilise un vocabulaire de notable et des arguments de banquier. Et comme tout le monde, y compris désormais les intellectuels déstalinisés, il apprécie le luxe, il a le soucis de son apparence.
Pierre Granier-Deferre le réalisateur et Albert Simonin le scénariste, sont arrivés à bien ranger tout cela. Le film malin et jubilatoire fonctionne très bien, n’en déplaise aux grincheux et aux malcomprenants de toutes époques.
(*) dommage car je déteste les chats.
https://fr.wikipedia.org/wiki/La_M%C3%A9tamorphose_des_cloportes_(film)
Lino Ventura
Charles Aznavour
Pierre Brasseur
Irina Demick
