La traversée de Paris (1956) 8,5/10 Autant-Lara Salauds de pauvres

Temps de lecture : 7 minutes

La traversée de Paris est un monument du cinéma français. Une belle et grande histoire basée sur une toute petite nouvelle de notre illustre Marcel Aymé.

Ce n’est pas le récit d’un voyage – une équipée dans la capitale – mais celui d’une prise de conscience majeure.

Les auteurs ont tout bonnement mis le doigt, sur un principe intemporel, sur une mythologie. C’est pourquoi, cela nous percute si fortement.

Il ne s’agit de rien de moins que l’appel universel de la Liberté. La grande,celle qui est supposée guider le peuple et/ou les individus héroïques(*).

Ici on ne parle que de cela, mais cela se décline à l’échelon individuel. Avec d’un côté, cette liberté téméraire, effrontée, qui fait qu’on se dépasse. Et de l’autre la veulerie, les compromis, qui montrent qu’on abdique. Entre les deux, il y a des hésitants qui dansent un temps sur les deux pieds. Mais attention quand ils se décideront, cela peut mener loin.

  • Je m’emballe peut-être en tirant tout cela aussi loin. Mais j’ai le sentiment de ne pas me tromper tellement que cela.

Les circonstances, c’est l’occupation en 1943. Rapidement, la plupart des Français, le nez dans leurs pénibles problèmes du quotidien, se font une « raison » – comme on dit. C’est à dire qu’ils ont accepté la défaite et souvent avec le déshonneur. Affamés, pressés de toutes parts, ils ne songent qu’à la débrouille et aux petites combines.

Chacun se croyant très malin, pour le petit bout arraché ici ou là. C’est l’âge d’or du marché noir. Un système de survie, qui en réalité fait le jeu des Allemands. Il occupe et culpabilise pratiquement toute une population. Ils les rend craintifs à souhait.

Bourvil/Martin, chauffeur de taxi, et donc forcément au chômage, s’est lancé dans cette aventure. Il transporte des valises pleines de viande, d’un côté à l’autre de Paris. C’est risqué, mais payant.

D’ailleurs, il semble bien maîtriser son affaire. Il se croit malin. Il se croit même invincible, tant il a peaufiné un argumentaire touchant, au cas où il serait pris. Cela ne donnera pas le résultat escompté.

Il travaille en binôme, car il faut au moins 4 bras pour transporter un cochon découpé dans son intégralité. Mais son comparse s’est fait prendre.

Comme il doit à tout prix assumer la livraison en cours, il se rabat sur, un quidam, le premier venu. Il y a urgence. Et il lui semble que ce gars musclé qui entre dans le bistrot, alors qu’on entend les sifflets de la maréchaussée, n’est qu’un inoffensif voleur de charbon. Il le considère donc de son côté, car en froid avec les autorités. Il se trompe. Ce n’est pas lui qui est recherché.

D’un naturel soupçonneux, Martin imagine cependant que ce fier gaillard tourne autour de sa femme, présente à ses côtés.

Il pense donc faire coup double. D’abord avoir une aide, puis empêcher que ce Grandgil la rejoigne ce soir, dans la mesure où ils seront occupés par le transport. Il se trompe également.

Le grand Gabin n’est ni un voleur de charbon, ni un voleur de femme. Il est bien plus dangereux que cela.

Gabin ne montre pas son jeu. Il esquive. Il est dans le non-dit en permanence. Il laisse l’imprudent Bourvil s’approcher. Il lui permet de parader et de jouer au gros dur. Et il ainsi il finit par s’incruster dans son plan.

Les deux vont aller chercher les valises chez De Funès/Jambier, dont la cave sert à la découpe des carcasses. Une vraie caverne d’Ali Baba, avec toutes les victuailles, boissons, jambons, conserves… issues de ces juteux trafics.

Gabin est maintenant au cœur du système. Il en profite. Il va jouer sa partition, jusqu’aux dernières limites.

Sentant De Funès pris au piège, il entreprendra tout pour faire monter les enchères. Menaçant, il finit par hurler le nom et l’adresse du commerçant malhonnête. L’histoire de se faire entendre de la rue et de le faire tomber. C’est le fameux « Jambier… 45, rue Poliveau… ». Il arrivera à lui soutirer une somme exorbitante. Jambier s’est fait une raison.

Bourvil effaré, inquiet de perdre définitivement son job, tente maladroitement de raisonner cet escroc. Rien n’y fait. Gabin sort triomphant de l’échange.

De Funès craignant que cela empire encore, voudrait même que Gabin laisse tomber l’affaire, tout en lui laissant tout l’argent. Il est terrorisé, mais résigné.

  • Les trois acteurs sont ici bien plus émouvants qu’hilarants. Cela s’adresse à nous directement. C’est en quelque sorte, nous pris au piège, soit en attaque, soit en défense, et sommés de nous décider, entre la résignation prudente ou dangereuse révolte.

Gabin, jouant l’offensé, veut absolument continuer l’aventure.

Et aventure, il y a. Ils sont constamment à deux doigts de se faire prendre dans cette aventure nocturne.


Des chiens qui sentent la viande, les poursuivront. Au risque de signaler ainsi clairement la bidoche à tout un chacun. D’ailleurs un flic flairera l’affaire. Gabin l’assommera.

Nos deux compères d’infortune, se retrouvent un moment dans un pauvre estaminet. Celui-ci doit fermer de suite, en raison du couvre feu. Et là encore, Gabin fait son numéro. Il exige d’être quand même servi, en faisant sa grosse voix. Il provoque. Il agresse directement les uns et les autres. Il met en cause les patrons, car ils font travailler une petite juive. C’est évidement paradoxal. Mais les tenanciers sont culpabilisés au point de lui réciter leur carte d’identité, comme devant un flic. Ils laissent faire, quand nos deux gaillards cassent joyeusement les bouteilles. Ils acceptent le verdict et la punition.

Gabin pousse tout le monde à bout. Les clients ont quelques soubresauts, mais sans plus. Ils sont rapidement calmés. Le jeu n’en vaut pas la chandelle. Gabin fait valoir son avantage et finit par les traiter tous de « salauds de pauvres ». Il a agi comme le dompteur d’un malheureux cirque, où les rares ex-fauves sont décharnés et édentés.

Plus tard il expliquera qu’il s’est exprimé ainsi, car il n’y a plus rien à tirer, autant des riches que des pauvres. Ils sont tous « mous » et donc incapables à présent de la moindre rébellion. Tout est foutu. Voilà l’amer constat.

  • Ce n’est pas juste la critique de lâcheté ordinaire. C’est la mise en cause de l’abdication fondamentale de l’être humain, dans certaines circonstances. C’est souvent plus fort que nous.
  • Seuls certains trouvent en eux, les ressources ou la folie, qui permettent d’aller au-delà.
  • Ces héros ne sont pas forcément mieux que les autres. Ainsi le personnage de Gabin se révèle protégé par son statut de peintre notable. Finalement, il n’a pas risqué tant que cela.
  • Et puis sa révolte, a une dimension individualiste et suicidaire, ce n’est pas de l’abnégation et de l’altruisme pur. C’est aussi une mise en scène artistique, presque surréaliste. Ou un jeu de Poker surréaliste avec une mise considérable, sa propre vie.
  • Enfin, Gabin est en train de saccager la petite vie de Bourvil et ses combines de survie. C’est lui qui devient le bourreau d’une certaine manière.

Du suspense, il y en a. On peut parler de suspense « authentique », avec cette « réalité » totalement prenante. On vit avec eux.

Il faut dire que c’est servi avec des acteurs incroyablement présents et justes. Quelle puissance dans ces personnages ! C’est plus que de la mise à nue, c’est de l’écorchage à vif. On sent qu’il se passe quelque chose d’important, voire d’essentiel. Du grand art !

  • On retrouve ce jeu hors limite, au service d’une cinglante vérité extrème, dans Le salaire de la peur.

Gabin fait du Gabin. Mais il sait se tenir dans le chemin précis que lui ont dessiné les auteurs. Cela va de ce très inhabituel effacement volontaire du début, à l’explosion la plus tonitruante. Beau registre, belle performance !

Pour ce que l’on sait, Bourvil et De Funès sont d’abord des acteurs qui font rire. Et là, ils jouent aux limites de la comédie et de la tragédie. Encore plus qu’à l’habitude, où leur comique cache parfois une critique psychologique et/ou sociale subtile. Dans ce film, ils avancent avec une savante « drôlerie macabre ». Un exercice borderline.

Voilà, ce film est grand, tout autant qu’une cathédrale. Croyant ou non, on se recueille devant cette force belle et mystérieuse. Elle force notre respect.

Il y a évidemment du souffle, mais c’est assez complexe à traduire dans les mots. Cet un sentiment qui nous dépasse. On ne se l’explique pas forcément clairement. C’est l’appel fondamental de l’homme révolté, encore plus ancien que les messages transmis par nos édifices sacrés du moyen-âge.

Et cela va si loin, que Gabin, en passe de devenir un martyr de la cause, lui même dépassé, sera contraint de dire stop, avec son « quelle connerie que la guerre et tout cela…. ». Mais ce ne sera qu’au bout du chemin, quand il sera presque trop tard.

Pour pas qu’on soit trop pessimiste, la production nous ont bricolé un happy-end de dernière minute. Un peu inutile, mais toujours bon à prendre.

Dans le livre, l’intrigue se termine de manière nettement moins réconfortante. Martin se sentant floué, victime lui aussi, poignarde à mort le peintre Grandgil avec son couteau, puis se dénonce ! Une manière de se libérer de son oppresseur à lui !

Marcel Aymé, qui ne voulait pas de Bourvil, a reconnu le grand talent du film et de ses interprètes.

Claude Autant-Lara a filmé tout cela dans un remarquable noir et blanc.

  • (*) La Liberté guidant le peuple…. et tout un chacun, s’il veut bien s’en donner la peine !
  • Cette liberté n’est pas ici encore, cette grande lame de fond libératrice. Il s’agit juste d’un petit soubresaut, qui commence avec soi-même. Et que l’on voudrait bien, pour le salut de tous, qu’il se propage de proche en proche.
  • Au début, cela peut sembler tout aussi vain, que les paris fous des premiers résistants. Ceux qui sont livrés à eux-mêmes, pratiquement sans repères. Ce sont souvent des jeunes, des têtes brûlées ou plutôt illuminées, qui sont emparés les premiers du flambeau.
  • C’est un thème qui date de bien avant la résistance ou même la révolution française. C’est universel. Cela concerne tous les hommes, tous les peuples, qu’on a tenté d’asservir. Un scénario qui a coïncidé avec les débuts de l’homme organisé, l’homo sapiens.
  • Dans cette lutte fondamentale, il faut certes combattre l’agresseur. Mais notre plus grand ennemi c’est nous-même. Il faut s’attaquer tout d’abord l’inertie fondamentale de l’être humain. C’est cette somme d’inerties qui fait qu’on cède à la tyrannie.
  • On connaît bien ce problème chez les Athéniens, parce qu’il a été retranscrit dans des textes fameux. Dans les guerres médiques au Ve siècle av. J.-C., pour résister aux menaces perses, il fallait d’abord sensibiliser les différentes parties grecques concernées. Et les persuader qu’ils doivent faire le pari de cette union, qui seule leur apporterait la force suffisante. C’est une des premières fois que pour aboutir à un tel résultat, on utilise les arguments, la raison et non pas la contrainte.
  • Et ce n’est pas facile, tant quand chacun d’entre nous, porte le doute en lui et craint la débandade de l’autre.

https://fr.wikipedia.org/wiki/La_Travers%C3%A9e_de_Paris

Jean Gabin
Bourvil
Louis de Funès
Jeannette Batti
Harald Wolff

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