Le jour se lève (1939) 8.5/10

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8.5/10 ou 8/10, voilà la question

C’est un film au suspense habilement inversé. Le film débute par la fin. Il paraît que c’était nouveau pour l’époque.

  • Je ne le crois pas tant que cela. Cela dit, ce n’était pas courant et exigeait donc un effort d’adaptation du public. La production l’a aidé en écrivant le résumé de l’intrigue sur un carton préalable, comme au temps du muet.

On est donc dans cette chambre fermée, tout en haut d’un curieux immeuble longiligne. Gabin tourne en rond. Un crime vient de se produire. Il ne s’agit pas de trouver le coupable, ou de chercher des indices, mais de comprendre ce qui a bien pu mener à cela. Ce n’est pas une enquête policière mais un récit psychologique. Il est rythmé par de longs flash-back. Ce condensé d’une vie est subtilement séquencé en une nuit.

Maintenant on peut reconstituer la chronologie normale.

Le souriant jeune Gabin a mal démarré dans la vie. Il vient de l’Assistance publique. Et à présent il n’est qu’un modeste ouvrier chargé de sabler de grosses pièces mécaniques. Un métier dur, qui lui assure juste de quoi vivre et qui met en danger ses poumons. C’est la fameuse silicose.

Pourtant il ne se plaint pas. C’est un battant. Il est d’humeur plutôt positive. Il est franc et sympathique. Ni ses camarades ni les spectateurs, n’ont envie qui lui arrive une tuile.

  • Il n’y aura guère que le journaliste ultra collabo Lucien Rebatet pour ne pas aimer ce personnage. Ce fielleux notoire le qualifie de faible et de déchet de l’humanité. Il faut quand même beaucoup de contorsions idéologiques pour arriver à un tel jugement.

Et quand il rencontre cette jeune fleuriste si pure et si radieuse, la vie paraît plus belle. Il convoite cette femme enfant, orpheline comme lui de surcroît. Il avance doucement dans sa direction, de peur qu’effrayé le joli oiseau s’envole. Son approche est fine, assez patiente et mesurée. Il lui parle comme à une gentille petite écolière. Bien qu’elle soit dans un esprit plus platonique que lui, elle ne le craint pas. L’intérêt est manifestement réciproque. Le bonheur est à portée de main.

Mais celle qui est incarnée par Jacqueline Laurent a un secret. Elle apprécie un drôle de bonhomme, Valentin – Jules Berry, qui donne un spectacle de dresseur de chiens. Ce vieux renard œuvre dans une petite salle. Le coquin sait ce qu’il faut dire aux jeunes filles.

A noter cependant qu’il n’est jamais signalé clairement jusqu’à où il a été avec elle. Sans doute l’a-t-il séduite. C’est cette incertitude menaçante qui est au coeur de l’histoire.

Pour tenter d’en avoir le coeur net, Gabin vient espionner sa favorite. Elle était si pressée d’aller au spectacle. A un moment, elle quitte les autres spectateurs pour rejoindre le vieux sorcier dans sa loge. Comment ce petit bouton de rose, cette femme en devenir à l’apparence si innocente, peut en arriver là ? Et qu’est ce qui se passe vraiment ?

Or il se trouve que le même soir, la partenaire en titre du montreur de chiens savants, la pétillante Arletty, jette l’éponge et le laisse tomber définitivement. Elle en a marre de ce saltimbanque tricheur qui a été aussi son amant et qui lui a fait perdre déjà quelques années. Et même si elle est une femme libérée, cette relation parallèle avec la fleuriste ne lui plaît pas. Elle sait bien que la petite pourrait la supplanter.

Ce n’est pas le genre de femme à rester seule. Et comme, Gabin est en plein désarroi, ne sachant plus quoi penser après ce qu’il vient de voir, il se laisse embarquer par ce beau spécimen racé.

Ces deux là nous livrent une remarquable prestation et ce d’autant plus qu’ils sont face à face. Un échange de titans du cinéma, servis par une partition impeccable.

Les trois protagonistes jouent en fait sur plusieurs tableaux. Ils agissent plus ou moins innocemment selon les profils. La répartition des rôles est parfaite, et à eux seuls ils embrassent très large.

La fleuriste aime sincèrement notre célèbre ouvrier-acteur, mais continue à côtoyer le vieux cynique. Surtout parce qu’il est « gentil » avec elle. Il y a sans doute plus que cela, sans qu’on ait besoin de passer par la case recherche d’un père de substitution.

Il se pourrait bien que cela ne soit pas si simple. L’intelligence savamment mêlé de ruse, de certains de ces hommes mûrs, qui ont bien roulé leur bosse, ne laisse pas indifférent quelques jeunes filles. Ce qui ne manque pas d’agacer fortement les jeunes hommes.

Quoiqu’il en soit le conflit est inévitable.

Gabin qui pense beaucoup à cette jolie fleur, mais qui ne sait pas sur quel pied danser, passe de petits moments hebdomadaires dans les bras d’Arletty, en attendant. Un comportement assez « moderne » pour l’époque.

Arletty qui est au sommet de son charme à 41 ans, a une réelle inclination pour le personnage incarné par Gabin. Il n’a pas fallu longtemps à cette fine mouche pour mesurer son potentiel. Mais elle reste lucide et en stand-by. Accessoirement, on la verra approchée par lui sous la douche alors qu’elle exhibe sa nudité. Elle s’affiche sans voile, jolis petits seins à l’air, toute souriante et clairement offerte. C’est audacieux pour l’époque. Ce sera sabré par la suite par la censure de Vichy.

Jules Berry tente par tous les moyens, y compris les mensonges éhontés, de garder sa toute jeune proie. Il déploie un spectre incroyable pour conserver ce qui lui paraît être son bien. C’est du grand art.

Gabin finit par comprendre le jeu perfide de Berry. A chacune de leurs rencontres la tension monte d’un cran. Berry met tout en branle pour le faire tourner en bourrique. Il déploie tout son talent pour embrouiller Gabin. Il cherche avant tout à l’amener sur son terrain, à l’enfermer dans son paradigme à lui. Mais le plus jeune reste lucide, il esquive et ramène l’autre sur son propre plan. Il n’hésite pas à élever la voix pour mettre les points sur les i. Le combat des chefs.

Mais le gros malin revient à la charge, chaque fois plus perfide. L’enjeu, c’est la petite. Et comme il sait que l’autre doute, il va faire exprès d’alimenter ses craintes, juste là où cela fait mal. Il insiste bien sur le fait qu’elle porte elle aussi ce médaillon qu’il offre systématiquement à ses conquêtes.

Cette petite être si vulnérable aurait donc couché avec lui ! Et peut être que cela continue encore maintenant. Et si elle est consentante, alors tout ce qu’il a vu en elle de merveilleuse innocence, s’effondre.

C’en est trop. Même pour un gaillard aussi robuste que Gabin, la patience et l’endurance ont leurs limites. Quelque chose va forcément craquer. Et au final notre héros part en vrille et commet l’irréparable.

A travers ce qui semble avant tout un crime du dégoût commis par un homme poussé à bout, on perçoit pas mal de cette ambiance funeste de 1939, où le pire est possible. Je n’aime pas trop faire ce genre de parallèle, mais là il est vraiment difficile de s’en passer ici.

Le montage est parfait. La photographie est inventive. Les dialogues de Prévert sont des épures d’une rare qualité. Aucun verbiage inutile, que du signifiant qui sait arriver au bon moment. Il ménage même des espaces judicieux pour le non-dit et la suggestion. Il en résulte que le réalisme de cette situation hors norme est confondant. On a parlé de réalisme poétique chez Carné, mais là on est aux antipodes de ce concept.

Les acteurs sont exemplaires. Ils jouent avec beaucoup de conviction mais une intelligente retenue. Ce qui peut paraître étonnant pour les trois plus grandes gueules. On sent qu’ils en ont toujours énormément sous le capot. Cette réserve de puissance, qui se transforme implicitement en tension, est pour ainsi dire palpable. La gamine est elle là en tampon, prête à absorber les chocs des uns ou des autres.

Gabin nous fait un bel exercice, plus direct cette fois. C’est quand il apostrophe violemment les badauds, qui sont là pour voir sa tête de criminel, comme au spectacle : « Un assassin, c’est intéressant, un assassin ! Je suis un assassin ! Oui, je suis un assassin ! Les assassins, ça court les rues ! Il y en a partout. Partout. Tout le monde tue. » On n’est pas loin de la force du « salauds de pauvres » qu’il a proféré quelques années après dans La Traversée de Paris. C’est à sa manière l’homme révolté dont nous parle Camus.

On a raconté beaucoup de choses intéressantes déjà sur ce film, dont l’intérêt des fameux décors de Traüner.

Marcel Carné a réalisé ici un film majeur. Un long métrage que l’on revoit toujours avec autant d’intérêt. J’en suis à la combientième fois, 4 ? 5 ? Plus ?

https://fr.wikipedia.org/wiki/Le_jour_se_l%C3%A8ve_(film)

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