Qu’est ce qu’un conte ? Une fiction moralisatrice mais attractive, qui s’aide dans sa démonstration de ressorts magiques. Le récit est très codé. Il se construit grâce à une combinatoire de situations et de personnages bien déterminés. Ces archétypes sont choisis au sein d’un répertoire communautaire, avec pour chacun des significations bien acceptées par le groupe.
Ou plus simplement : on a un pied dans la réalité, un pied en terre mythique. Dans ces deux mondes, on voit défiler des manants, des princes, des princesses, des fées, des sorcières. Ne reste plus qu’à définir un « message » qui doit s’accomplir. Pour cela on jonglera au mieux avec les sujets et les circonstances, comme autant de « modules » permettant d’établir la leçon au mieux (*).
Il s’agit de distraire et d’instruire en soumettant les conduites à un arbitre supérieur et interventionniste. Une sorte immanence qui incite à ce que se réalise ce qui doit être démontré et qui est dans les clous du clan. Malgré toutes les agitations, on ne peut donc se soustraire à la loi morale venue d’en haut, et qui a été établie hors de portée des hommes. Mais il faut tout un chemin, le conte proprement dit, pour le comprendre.
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Ici, dans ce conte ancestral japonais, la leçon est celle de la nécessaire humilité. Elle est clairement énoncée par un intervenant : « Celui qui obtient la gloire fait souffrir quelqu’un ». On ne peut être plus précis : ton ascension, quelqu’un devra bien en payer le prix. Ne vise jamais au dessus de ta condition, les différents ordres sont immuables. Il faut trouver maintenant le cheminement pour le « prouver » par l’exemple.
Les personnages sont des humbles et des puissants. Mais est-ce que la règle implicite du « chacun doit rester à sa place » s’applique-t-elle à tous ? D’une certaine manière oui. Les forts restent à leur place malgré leurs turpitudes. La région part en vrille. Des conflits armés menacent. Mais personne ne se pose la question des responsabilités et de l’inefficacité.
L’élément perturbateur ce sont ces soldats en maraude dans cette sale guerre. Ils pillent, ils violent. Mais ce ne sont pourtant pas eux qui risquent d’être punis. Eux ils sont ce qu’ils sont et on ne peut rien y changer. Un de ceux qui va être réprimandé dans ses folles aspirations, c’est celui qui va jouer au soldat, alors qu’il n’en a pas du tout l’étoffe.
Deux couples paysans sont dirigés par deux gaillards qui rêvent tout haut d’ascension sociale, l’un par le travail, l’autre par l’épée. C’est pas bien cela, de vouloir sortir de sa condition.
– Le premier est travailleur et veut à tout prix récolter les fruits de ses efforts, même s’il doit mettre sa femme et son garçon en danger. Il fait de la belle poterie et parvient aisément à la vendre. Il se voit riche. Mais avec cette guerre tout est remis en cause. Il sauve la dernière fournée. Elle pourrait lui apporter la fortune. Il va traverser un lac infesté de pirates pour monnayer ses œuvres.
Il finira dans les bras d’une Circé. Cette noble personne aux apparences de geisha de haut rang est en fait un fantôme très classe que l’on a sorti de sa tombe pour qu’elle connaisse enfin l’amour. Elle est subjuguée par les récipients de qualité. Elle est sensible à la belle apparence de cet homme talentueux. Elle lui fait une cour assidue, avec ces chants de théâtre nô (能), qui pour nombre d’entre nous paraissent crispants, mais qui tétanisent amoureusement notre potier. Il va finir par céder. Il n’a jamais connu de plaisirs aussi intenses et raffinés. Il est totalement à sa merci.
Un sage mystérieux va lui révéler qu’il est en danger. Il lui tracera des signes protecteurs sur la peau. L’avertissement fait partie des classiques du conte.
Et ça marche. Quand le voile tombe, c’est la désolation. Plus rien ne subsiste du palais de la belle et ce fantôme s’en est allé. Face à ces ruines, il doit se pincer pour comprendre qu’il était dans une sorte de rêve. Ceux qui sont restés sur terre lui disent que rien de ce qu’il a cru voir n’a pu exister. Il y avait bien un palais. Il y avait bien une famille. Mais cela fait un bon moment que tout et tous ont disparu.
Et pour lui l’addition sera lourde, puisque entre temps, alors qu’il se la coulait douce avec sa succube, sa femme a été assassinée. Encore ces satanés soldats !
Il va revenir chez lui, penaud, la nostalgie du clair de lune chevillée au corps. Ne reste que son fils et sa petite entreprise. Dans sa maison délabrée, il a une brève étreinte avec ce qu’il croit être son épouse. L’image mythique de la Pénélope qui a attendu patiemment, le jour et la nuit… son retour. Là encore il se laisse berner par un revenant. Quand on a goûté aux fantômes !
Maintenant, il va falloir tout remettre sur pied. Travaillez, prenez de la peine…
- Ce récit d’un homme qui veut être riche, qui délaisse sa femme, qui est happé par une belle de haute condition, qui revient penaud et pense revoir sa femme, alors que ce n’est plus qu’un fantôme, figure dans Histoires qui sont maintenant du passé ( XIIe siècle) – Et dans une forme remaniée dans le livre de Ueda Akinari (1734-1809) dans ses Contes de pluie et de lune.
– L’autre gars est plus flemme et rêve de gloire en devenant samouraï. A priori il est trop bête et pas assez combatif pour cela. La chance va quand même lui sourire. Il va faire passer pour sien l’exploit d’un autre. Le seigneur content lui donnera en retour une armure, un cheval, et des fantassins. Il finira par croire à sa légende usurpée.
Mais entre temps il a perdu sa femme.
Ils vont se retrouver nez à nez au bordel, lui comme héros qui octroie du bon temps à ses hommes. Elle comme une pécheresse qui n’a pu trouver que cela pour survivre. Dégrisé le bonhomme va repartir en simple paysan pour s’occuper de sa terre et de son épouse. Tout rentre dans l’ordre après ces aléas tumultueux. En choisissant la voie simple, il a été sauvé. Même pas la peine de passer par la case magique.
Le réalisateur Kenji Mizoguchi est considéré comme un maitre. On lui doit aussi L’Intendant Sansho, dont on a déjà parlé. Je ne sais pas si c’est un génie comme on le prétend. Mais par contre on peut lui reconnaître le don de savoir ressusciter un passé qui signifie beaucoup pour les Japonais. Il y aurait une sorte de nostalgie pour l’ordre figé de ces temps là, pour la symbolique et la stylisation sociétale, que cela ne m’étonnerait pas.
- Je lis ceci sur Internet : « Nagori, littéralement « l’empreinte des vagues », signifie en japonais la nostalgie de la séparation, et en particulier, la nostalgie de la saison qu’on ne laisse partir qu’à regret ». Or le titre du film parle de « lune vague ». Je ne sais pas si on peut faire un rapprochement.
Il est clair que nous les occidentaux nous ne pouvons pas rentrer totalement dans cette sphère là.Notre moyen-âge n’a pas si bonne réputation. Et la Renaissance puis la Révolution sont passées par là.
Ce qu’on perd en ne partageant pas ces regrets, on le compense par l’attrait exotique de cette évocation.
- (*) La matrice serait assez limitée selon Vladimir Propp – Il a établi 31 fonctions qui sont à la base morphologique de la plupart des contes. Les principes conflictuels allant deux par deux. Et tout doit rentrer dans l’ordre à la fin. La structuration de Propp n’est qu’une des données et certains sont allés bien plus loin. Confer une sorte de synthèse sur les lois du récit par Barthes. C’est fortiche mais rassurez-vous, on y parle aussi de James Bond.
- https://www.persee.fr/doc/comm_0588-8018_1966_num_8_1_1113
- Voir aussi, Tzvetan Todorov, Introduction à la littérature fantastique :
- http://mpafrancais.weebly.com/uploads/1/9/9/8/19984595/dfinitionfantastiquetodorov.pdf
- Machiko Kyō : Dame Wakasa
- Kinuyo Tanaka : Miyagi
- Mitsuko Mito : Ohama
- Masayuki Mori : Genjuro
- Eitarō Ozawa : Tobei
- Ikio Sawamura (ja) : Gen’ichi
- Kikue Mōri : Ukon
- Sugisaku Aoyama (ja) : le vieux prêtre
- Mitsusaburō Ramon (ja) : le capitaine des soldats Tanba
- Ryōsuke Kagawa (ja) : le chef du village
- Kichijirō Ueda : le tenancier de l’échoppe
- Shōzō Nanbu (ja) : le prêtre Shinto
- Ichirō Amano : le batelier