PlayTime. Tati, destruction créatrice. Faillite, Trente Glorieuses. 8/10

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Dernier look ? J’ai vu déjà plusieurs fois tout ou partie de Playtime. Et j’avoue que je n’ai pas été aussi enthousiasmé qu’avec d’autres Tati. Mais je peux dire maintenant que j’ai manqué de vigilance.

Ce film qui pourrait passer pour un récit moqueur de type week-end touristique dans la capitale. En réalité, il fourmille d’idées plus ou moins subversives. Il y a une vraie densité de situations. Lesquelles sont à la fois ambiguës et finement comiques.

Mais attention, dans la plupart des cas, ce ne sont pas des séries de gags, dont on attendrait la chute. Ce sont plutôt de petites choses signifiantes et suspendues.

Le film est bien plus intense que l’on croit à première vue, il faut donc tenter de rester concentré.

Et comme il n’emprunte pas le même schéma démonstratif que la plupart des films en général, on risque d’attendre longtemps un cheminement et des conclusions, voire une vraie trame idéologique, comme cela se faisait beaucoup dans ces années 60.

Ce sont certes des descriptions, mais qui mine de rien devraient nous amener à tirer des leçons.

La plus notable de ses critiques implicites, vise l’uniformisation moderne de tous les lieux, sur tous les continents. L’auteur cherche à nous embarquer dans sa légitime dénonciation. Et je suppose qu’en 1967, en plein dans les Trente Glorieuses, c’était encore un grand grand tabou.

Le grand diablotin nous cache cela dans les détails. Confer les affiches des voyagistes qui montrent quasiment le même parallélépipède d’immeuble de bureaux. Seule change la destination indiquée en dessous.

Mais c’est plus flagrant avec ces aéroports dont l’intérieur ressemble aux bureaux modernes, ou aux hôpitaux high tech… et réciproquement.

  • D’ailleurs si on regarde nos centres-villes, la dépersonnalisation a encore empiré. Partout, jusqu’aux cités de taille modeste, on note les mêmes enseignes, le même look, les mêmes franchises. Cette sape a été meurtrière.

Un autre sujet d’ironie cible ces humains qui sont désormais numérotés, classés par taille ou apparence. C’est le cas pour ces charretées de touristes étrangers. Certains groupes visiteront tel lieu de la capitale plutôt qu’un autre, en fonction d’un tri alphabétique. Cette ferrade du troupeau a toujours cours, en particulier quand on les « mène en bateau ».

La pauvre petite marchande de fleurs sur son trottoir moderne passe chez les touristes en quête des images classiques, pour le dernier bastion du vrai Paris. C’est le contraste entre l’ancien paisible et le nouveau impersonnel et agressif, qui est si cher à Tati.

Tati nous fait une belle démonstration en mélangeant les codes et les images. A un moment on ne sait plus où on est vraiment. Et pour couronner le tout, le réalisateur nous glisse des faux Mon oncle à chapeau et parapluie.

La dénonciation de la perte de repère dans ce monde kafkaïen est plus habituelle. Nous les pauvres pions, sommes toujours perdus dans ces dédales. L’accueil est resté froid et on accorde peu d’attention à cette petite frange qui ne retrouvera jamais son chemin. Ce qui compte c’est le nombre et les statistiques. Là encore notre nouveau siècle nous a fait un peu plus basculer dans l’horreur « administrative » avec des réponses automatisées qui souvent ne sont pas adéquates. Internet et le combiné se renvoyant la balle, sans possibilité pour le quidam de sortir de la boucle. Il faut comprendre que nos informaticiens nationaux ne peuvent imaginer qu’ils n’ont pas tout prévu. Mais où trouver de l’imprévisible ?

La fascination par la technique est illustrée par la visite d’une exposition de gadgets. Cette magie est toujours opérante. Mais à bien y regarder, combien de ces objets ont été vraiment utiles ? Cette utopie du génie isolé est surannée. L’invention Lépine faite par un seul bonhomme, n’a plus tellement de sens. Pour nous éblouir, il faut désormais des staffs immenses, comme les équipes de google, Musk ou autres. Mais le principe reste le même, il nous fait déifier le progrès, pour justifier d’un sens.

Ne visons pas si haut. La réussite individuelle dans la tête du grand nombre, correspond la capacité à se maintenir un peu plus haut que les couches basses de la société. Et là la transparence, avec pour métaphore les grandes baies vitrées, vise non seulement à porter un regard panoramique sur le monde qu’on pense dominer, mais aussi à se montrer en conquérant aux yeux de tous. Ce dialogue entre l’exposition d’un soi triomphant et l’indécence du négligé de la vie de tous les jours, est bien soulignée dans un sketch.

Une mention particulière pour ce lien désormais perdu, de la camaraderie qu’on a engrangé lors du service militaire. Le siècle en cause a tout fait pour que l’homme nouveau soit considéré comme une page blanche et qu’il faille à tout prix en supprimer les racines.

Le restaurant à la mode n’est pas tout à fait terminé, alors qu’il reçoit ses premiers clients des hautes sphères. D’où une série de gags plus classiques. Les enchaînements sont vifs, certaines idées burlesques sont originales et les portraits valent le coup d’œil. Ce temple moderne, où a priori tous serrent les fesses, va finir par s’humaniser au fur et à mesure que tout part en morceau. Voilà une bien paradoxale destruction créatrice. C’est le message.

Jacques Tati en profitera pour adoucir le propos. Il s’essayera à une idylle avec une belle étrangère. Un bon climat naîtra. Mais le parcours du tendre restera incomplet, donnant donc l’avantage au romantisme de bon ton.

Chez Tati les choses restent volontiers en suspens. Il ne faut pas que sa présence puisse changer l’ordre cosmique, même aussi subtilement qu’avec un battement d’aile de papillon. D’ailleurs l’inachevé n’est pas forcément désagréable et ce n’est pas ce bon Schubert qui me contredira.

Le final avec cette danse de voitures qui empruntent le giratoire, ressemble à la scène initiale de l’autoroute saturée avec musique et angoisse crescendo de Fellini Roma.

Les bagnoles chez Tati sont des personnages. Ceux qui ont connu cette époque, verseront une larme nostalgique sur ces Simca et autres.

  • Pour nous aussi, enfants, il s’agissait de bons génies qu’on appelait par leur nom. Des miniatures Norev et Dinky Toys nous permettaient de poursuivre le culte jusque dans nos chambres. C’étaient avant les interdits écologiques castrateurs. Et dire qu’on a laissé ces tristes sires être les grands maîtres de tous nos empêchements ! Le fascisme vert, rouge ou brun a ceci, qu’on en rigole au début tellement il est ridicule, mais qu’on pleure à la fin.

La prise de vue en 70 mm, et tout ce qui relève de la technique de cinéma, est très aboutie. On voit donc qu’il ne s’agit pas de s’attaquer à tous les progrès. On n’est pas avec Tati dans une idéologie de la décroissance absolue.

Cela se regarde encore très confortablement. Dommage que les trois heures initiales n’en sont plus que deux.

La maison de production a fait faillite à cause de la taille de ce trop immense navire. Les commentateurs incompétents n’ont pas aidé.

La critique de l’époque a été aussi nulle que moi lors du premier visionnage. Nous sommes largement passés à côté.

Mais « perseverare diabolicum », je n’ai donc aucun mal à faire mon mea culpa. Je me range désormais à côté du grand David Lynch qui l’estimait fort.

https://fr.wikipedia.org/wiki/Playtime_(film)

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