Sugar man (Sixto Rodriguez) (2012) 7/10

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Voilà un travail original et bien intéressant.

A ceci près que par nature, le sujet qu’il aborde est piégeux et que les auteurs n’évitent pas certaines manipulations.

Il est pourtant présenté comme un documentaire. Certains parlent de film. Mais vue la dose de subjectivité induite par cette « reconstitution » de la vie d’un artiste, j’opterais moi pour le terme de para-biopic.

C’est l’histoire d’un musicien talentueux mais qui n’aurait pas eu le succès qu’il mérite.

Par l’impressionnant dispositif mis en œuvre pour convaincre, on nous sommes – en quelque sorte – de participer à le sortie de l’oubli et d’aider à sa réhabilitation. Bien sûr, on y met les formes, on ne nous brusque pas. Et la réalisation, avec cette mise en perspective audacieuse, est plutôt bien orchestrée. D’ailleurs ce boulot hors norme a été récompensé par l’Oscar du meilleur film documentaire.

Entrons dans le vif. Le travail d’approche consiste à nous présenter Sugar Man Rodriguez. Pas en chair et en os, mais comme un lointain et douloureux souvenir. Musique à l’appui.

Dans les années 60, ce musicien qui est à la fois chanteur, compositeur et guitariste, a fait deux albums. Malgré les moyens considérables mis en œuvre par les maisons de disques, aucun d’entre eux n’a marché. Un producteur nous parle même de six disques vendus ! Du coup, personne n’en a entendu parlé. Le bide absolu.

Et si l’on adopte le point de vue des initiateurs de ce projet, ce serait une profonde injustice. Notre homme serait au moins égal à Bob Dylan et pour certains professionnels, il le dépasserait même largement.

On met donc la barre très haut. Le fond sonore cherche à nous le faire connaître directement, par ses chansons. Pour des non initiés comme moi, c’est « gentil » et plaisant. Mais comme on n’a pas été familiarisé plus que cela avec son auteur, on reste sur la réserve. Et puis cette prétendue poésie, dont on nous rabat les oreilles, ne doit fonctionner que pour les anglophones les plus romantiques. En ce qui me concerne, je n’ai pas trouvé les paroles de Sixto si convaincantes que ça. Mais je peux me tromper.

Et je ne veux pas qu’on me mette dans la posture du « dans le doute, précipite toi ».

Un producteur nous présente une de ses chansons comme la plus triste qu’il n’ait jamais entendu. Une histoire d’un gars qui a perdu son job quinze jours avant Noël. Pour nous achever, il rajoute même, que plus tard, et précisément quinze jours avant Noël, la maison de disque a mis fin à son contrat. Et qu’il n’a plus jamais fait de disques. Cette coïncidence paraît tellement téléphonée qu’on a franchement l’impression qu’on est en train de nous raconter des histoires.

Pour nous amadouer davantage, on charge sa légende. L’artiste est introuvable. Il serait suicidé en pleine scène après un spectacle où il aurait été conspué. Il pourrait aussi s’être immolé. Le voilà maintenant déguisé en artiste maudit et grand martyre ! Les morts ou les enterrés vivants du show-biz sont tous des braves types ? On nous enjoint de ne pas nous mettre du côté des hyènes. Manipulation ?

Le doute continue à monter. Est-ce qu’on est pas en train de nous monter un bateau ? Ce type improbable existe-t-il vraiment ? Et là, on assiste à une belle reprise en main. Ce sont des professionnels du spectacle qui sont mis à contribution. Il y en a qui se posent les mêmes questions que nous, sur ce chanteur en lard ou en cochon. Mais ceux-là, ils sont chargés de nous répondre que c’est du sérieux. Certains l’ont connu, d’autres l’ont en plus produit. On nous martèle que c’est du vrai, du béton.

L’histoire continue en Afrique du Sud. Lors de l’Apartheid, il y a bien longtemps, les communications avec ce pays étaient coupées. Un curieux hasard a fait que la musique de Rodriguez a prospéré là bas de manière inimaginable, après être passée en douce. Quelques textes de ce prophète hors de son pays, ont été pris pour des messages émancipateurs, les concernant. Et on n’en a rien su de son succès africain aux USA.

Toujours dans l’inquiétant registre du « plus c’est gros, plus ça passe », on rajoute que Rodriguez est bien plus connu là bas que les Rolling Stones, que 500.000 disques plus ou moins piratés y ont été distribués. Il y a un malaise. On a envie de jeter l’éponge. Qu’est-ce qu’on nous raconte là ?

Ce n’est pas tout. On va assister à la résurrection de Jésus (c’est aussi son prénom de compositeur).

Un fan obstiné de ce pays lointain, entreprend à la fin des années 90 de reconstituer la vie de cet artiste. La famille Rodriguez finit par se manifester. IL EST VIVANT ! Il travaille comme manœuvre à Detroit. Il a trois filles. Il est toujours poète et même philosophe, avec en outre une modestie et une sérénité qui en font au moins un Saint. Séquence émotion (facile).

Mais ce n’est pas tout. Voilà le moment tant attendu de la réhabilitation. Les aficionados sud-africains le font venir pour des concerts mémorables. La clape en direct va bien fonctionner. Comment ne pas être partant pour effacer notre faute de ne pas l’avoir connu et apprécié jadis ? Eh bien en le soutenant nous aussi maintenant. Le piège émotionnel s’est refermé.

L’homme qui faillit être roi, se réapproprie une couronne.

A présent, après avoir écrit ces lignes, je vais me rendre sur Internet.

… j’en reviens : ou bien Wikipédia est un vaste mensonge ou bien Sixto a vraiment existé ! Je résume : il existe mais sa destinée n’est pas aussi simpliste et linéaire que celle qui est montrée dans le « film ».

Alors ? Les raisons de son échec premier aux States : trop modeste ? Caractère trop entier ? Trop forte implication politique en tant que contestataire de l’ultra-gauche ? Origines indigéno-mexicaines très visibles et peu en phases avec le public des jeunes blancs de l’époque ? …

Reste que ce documentaire, bien hollywoodien dans sa conception, a bien entendu été performatif et autoréalisateur. Par ses raccourcis et ses somations morales à peine voilées, il a contribué à la renaissance de l’artiste, désormais auréolé d’une légende bien construite.

En tout cas, jusqu’à ce que certains le voient vraiment sur scène, en si mauvais état, de nos jours. Mais qui oserait dire du mal de ce crucifié de 78 ans maintenant.

L’intérêt involontaire du film repose sur un questionnement possible sur la notoriété réelle et la notoriété fabriquée et ses évolutions dans le temps. On connaît bien ces fameux artistes morts sans avoir été appréciés de leur vivant. Le contraire existe aussi, avec ceux qui ont été célèbres un temps, puis tombent définitivement dans l’oubli. Et dans l’industrie du rêve, on ne compte plus ceux qui n’ont jamais percé, qu’ils aient été mauvais ou bons.

Pour aller plus loin, il faudrait revoir tout cela d’une méta-position bien au dessus du thème précis traité.

Je trouve qu’il y a de plus en plus de ces « reportages » habiles, pro domo, faits en connivence avec le personnage choisi, et dont on sort convaincu de son immense valeur.

D’un côté cela me rassure, les professionnels qui exercent dans ces médias deviennent de plus en plus intelligents et efficaces.

Mais d’un autre côté, je me dis que l’on est de plus en plus susceptibles d’être menés par le bout du nez. Et là cela me fait peur.

C’est une vieille histoire et même une histoire sans fin. De l’obus psychologique de plus en plus technologique et précis, à la cuirasse de l’esprit critique dont les fondements sont quand même du 18ème siècle, qui va gagner la course ?

Le raisonnement tient d’ailleurs pour tout ce qui nous raconte quelque chose, quel que soit le support.

https://fr.wikipedia.org/wiki/Sixto_Rodriguez

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