Une grande fille (Дылда) (2019) 8/10 Balagov

Temps de lecture : 4 minutes

Le jeune réalisateur co-scénariste russe Kantemir Balagov (28 ans) s’est mesuré à un sujet difficile.

Il s’agit de nous faire ressentir les tréfonds de l’âme de deux jeunes femmes qui reviennent toute cabossée de la dernière guerre. Elles sont profondément meurtries.

La « grande asperge » interprétée par Viktoria Mirochnitchenko est vraiment abîmée mentalement. Elle a régulièrement des « absences » qui la mettent dans un état second très inquiétant. Elle tend souvent à être totalement recroquevillée sur elle-même.

Cette « girafe » est de retour depuis un moment. Elle travaille comme infirmière dans un hôpital pour grands blessés. Elle est quand même sous surveillance, elle bénéficie d’une protection bienveillante.

Elle a la charge du fils de 3 ans de la deuxième, Masha. Celle qui n’est pas encore rentrée. Elle y met beaucoup de coeur, de bonne volonté. Autant qu’elle peut. Mais lors d’une de ses crises, elle tue le petit être, en l’écrasant malencontreusement de son poids. Ce fait totalement inconscient précède l’arrivée de Masha (Vasilisa Perelygina), sa compagne d’infortune, la mère du petit.

Dans un tel climat et avec tant de personnes totalement perdues, cet évènement ne semble pas avoir tellement d’importance. L’échelle de valeur est tout autre dans cette ambiance de survie. On n’est pas loin de l’ambiance des camps.

Masha ne lui reproche rien. Elle veut un enfant coûte que coûte. Elle couche avec le premier venu pour se faire féconder à nouveau. Elle apprend plus tard que l’éclat d’obus qu’elle a subi, a amené à ce qu’on lui enlève les organes génitaux.

Il faut trouver une autre solution. Comme elle a une emprise sur la grande, qui a en quelque sorte une dette, elle lui demande de faire un bébé à sa place, pour remplacer le sien. On obligera un géniteur en lui faisant un chantage. C’est le chef de service et il a commis des euthanasies pour délivrer des paraplégiques et permettre à d’autres enfants perdus de s’en aller. Il n’a fait qu’exaucer leur volonté. Mais ce n’est pas acceptable pour la société d’alors.

Notre jeune femme, à la taille vraiment impressionnante, redoute d’être dans les mains des hommes. Sans doute a-t-elle été violentée dans son service de l’arrière. Les femmes incorporées servaient à cela semble-t-il. C’est donc une souffrance considérable pour elle. Elle préfère l’affection de son amie. On ne saura pas trop si cette insémination, mal vécue, a réussi ou non.

Masha est intelligente, rusée et persuasive. En parallèle, elle essaye de se caser avec le jeune homme disgracieux (Igor Shirokov) avec lequel elle a eu la première relation. Elle le manipule et finalement parvient à se faire inviter chez ses parents, avec pour objectif le mariage.

La mère de cet homme immature est une personnalité (Kseniya Kutepova). Compte tenu de la grande maison dont elle bénéficie, elle est de la nomenklatura.

Elle fait une guerre larvée à Masha. Il est clair qu’elle ne l’accepte pas. Elle parvient à lui faire dire la vérité. Oui, elle a été chez les militaires dans une quasi prostitution pour avoir à manger. Oui, son fils défunt est le fruit de cela. Oui, elle est stérile maintenant. Oui, elle veut épouser car au moins lui il l’aime et qu’elle a besoin d’une forte protection.

Le fils, qui était pourtant au courant de cela, se décompose sous les pressions de sa mère et cède à son veto. C’est une scène d’une grande pureté et d’une grande efficacité.

Les deux jeunes femmes se remettent en ménage, au grand soulagement de la grande. « on guérira ensemble »

C’est une œuvre extrêmement forte de part les dégâts considérables qu’on y expose et les remèdes de cheval qu’on y applique. Ces réalités dépassent l’imagination et sont pourtant on ne peut plus crédibles. On devrait d’ailleurs, nous Européens, donner un coup de chapeau à ces sacrifiés, qui ont combattu le nazisme. C’est la moindre des choses. Ce qui nous empêche pas d’être critique pour leur régime aussi.

Au delà de ces coups de poing dans le ventre, il reste une belle subtilité. On pourrait parler d’une subtilité sauvage et transposée. Les coups de pinceaux, qui expriment finalement tant de délicatesse et d’humanité, sont incroyablement violents.

Le film très bien réalisé, montre ce qu’il faut d’imprévisibilité. De tous petits messages d’espoirs, nous permettent de sortir la tête, juste un peu, au dessus de cette ambiance mortifère.

Les décors misérables peuvent dérouter les touristes que nous sommes, dans cette terrible affaire. Pourtant ils n’ont plus tellement d’importance au final. Le moindre sourire de l’une ou de l’autre, vaut bien mieux que toutes les richesses matérielles du monde. C’est sans doute la leçon indirecte que donne ce tout jeune réalisateur.

C’est un film sur la réparabilité ou non des failles profondes et donc sur la discontinuité des êtres. Discontinuité pleinement assumée dans le générique final qui pointille de blancs angoissants et de crissements, une musique agréable.

Les deux actrices principales sont extraordinaires. Vasilisa Perelygina qui n’a que 23 ans, a une amplitude de jeu magnifique. Elle est singulièrement attachante. Viktoria Mirochnitchenko 25 ans, est condamné par l’histoire à jouer plus serré. Mais son interprétation « psychiatrique » est de haut niveau, au point de pouvoir convaincre les professionnels. Ce qui est très rarement le cas au cinéma, où on est sur ce point dans des clichés et des conventions qui se copient de films en films.

Kseniya Kutepova (48 ans), qui incarne la mère despotique, se débrouille très bien elle aussi. Tous les acteurs sont justes, en fait.

Le scénario ne vient pas de nulle part. Il prend sa source dans « La guerre n’a pas un visage de femme » de Svetlana Alexievitch, prix Nobel de littérature en 2015.

Et même si on pourrait trouver à redire ici ou là, ces 130 minutes passent très vite.

https://fr.wikipedia.org/wiki/Une_grande_fille

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