Un grand Woody Allen, parfois un peu mésestimé. Un de mes films préférés.
Il faut quand même préciser au préalable que les films de ce réalisateur ne sont pas tous bons, loin s’en faut. Ses premières « farces » en particulier sont exécrables. Il a beaucoup progressé, tout en mettant chaque fois un peu plus de son moi profond et surtout une forme plus acceptable.
Et depuis sa maturité, tout en continuant à s’observer de près, il semble avoir cerné quelque chose de particulièrement intéressant. Une sorte de bloc métaphysique irréductible le hante, pour notre plus grand plaisir. Et il sait mieux en parler maintenant.
Certains des sujets qu’ils abordent, sont bel et bien d’envergure philosophique. Ce qui l’intéresse en particulier ce sont les zones de rupture, les points d’incertitude. Ces facteurs de hasard qui font tout basculer d’un côté ou de l’autre.
L’être humain est tout bonnement incapable de prendre ces déterminants aléatoires juste pour ce qu’ils sont. Il s’acharne envers et contre tous à chercher derrière chaque évènement marquant, un enchaînement de causes, voire la main agissante d’un au-delà interventionniste. En voulant toujours trouver des raisons, il s’avère paradoxalement profondément irrationnel.
Et bien entendu, avec ce néant envahissant qui préoccupe notre hyper-sceptique, se pose rapidement la question du respect ou non des règles morales. A quoi bon s’y soumettre, si en fin de compte, l’addition se résume à zéro pour tous.
Et il sait bien traiter cette twilight zone, tout en gardant son recul plein de malice. La zone grise se prête d’ailleurs facilement à ce jeu de balancier. Il préfère sans doute placer le fléau au confortable « juste milieu ».
Et nous en tant que spectateur, on se sent d’autant plus impliqué par ces questionnements, qu’on est interpelé directement par les personnages, à travers l’écran. Ce n’est pas une métaphore.
On parle de comédie, mais c’est en faux ami. Ce quiproquos est du au fait qu’en toile de fond, il y a une certaine dérision, des impasses et du non-sens. Ce sont pourtant des questions existentielles, mais qui sont traitées avec une apparente légèreté, grâce à une bonne dose de finesse et d’humour. Il n’y a pas de thèse là derrière, ou de ligne directrice dictée par tel ou tel penseur. On est dans le domaine du sensible, du vécu, comme dans l’existentialisme ou plutôt dans l’inexistentialisme.
Rien ne prête finalement à conséquence, y compris les questions les plus graves. C’est bien cela la conclusion contenue dans Whatever works. Et cela peut aller très loin puisqu’on va y inclure jusqu’à la question du suicide.
– – –
Le spectre de situations embrassé par le film est tout bonnement incroyable. Ce qui donne ce sentiment artistique curieux, d’en avoir pour son argent. On s’attendrait plus à cela en achetant des tapis.
Il arrive à combiner avec bonheur, des duos de toutes sortes :
Tout au début, David un vieil intellectuel aigri qui est en ménage avec une personne de son niveau. Et Woody Allen, qui décidément explore toutes les pistes, se permet de mettre à bas ce couple supposé parfait. Ces gens qui s’entendent sur tout, ne vont plus s’entendre du tout. Et c’est justement pour cette raison.
Du coup le réalisateur opte pour une solution opposée à l’extrême. On va assister à la montée en puissance et le déclin d’un couple qui a 40 ans de différence d’âge. Mais ils ont un gap bien plus profond encore en ce qui concerne l’intellect et la connaissance. Il s’agit en fait de deux personnes que tout éloigne, hormis un profond désir de sincérité.
Lui est autant clairvoyant que dépressif. Doté d’une grande lucidité, il pense savoir ce qui va advenir tôt ou tard. Il déclare voir « tout le film ». C’est aussi vrai pour son anticipation de la fin de leur histoire.
Comme il ne croit pas du tout aux progrès au jeu d’échecs des jeunes enfants qu’on lui confie, il se permet de les rabrouer vertement. Mais il est aussi comme cela avec ses amis, avec tout le monde.
Ce souci d’énoncer certaines vérités est bien entendu saugrenu et parfaitement antipathique. Il s’agit d’un copier-coller de la problématique du Misanthrope de Molière.
Alors qu’il croit tout savoir, il se trompe cependant sur un point. C’est l’évaluation qu’il porte à sa petite protégée. Cela passera du petit 3/10 au 8/10… puis au mariage. On voit bien que cette notation ne concerne pas la donzelle en soi, mais le niveau d’attention qu’il lui porte. Tout se rapporte donc à lui et c’est sans doute sa plus sérieuse limite.
Elle est un bel oiseau écervelé, qui ne pense qu’à chanter sur une branche. Elle se contente un temps du bonhomme, surtout parce qu’il la protège et remplit tout son horizon. C’est une admiration nimbée d’obscurantisme. Elle semble enchantée par tout ce qu’elle ne comprend pas. Ça marche aussi comme cela dans la dévotion religieuse. L’actrice Evan Rachel Wood, qui a la lourde tâche d’incarner une personne limitée mais évolutive, fait une bonne prestation.
Par la suite, cette jeune femme éblouie empruntera au grand homme des segments d’aphorismes et autres pensées profondes. Mais ses troncatures et ses ellipses montreront qu’elle ne les a pas bien compris. Effet comique assuré.
Plus tard elle rencontrera un beau jeune homme (Henry Cavill). Il saura, par un baiser d’anthologie, lui transmettre bien plus que toutes les théories. Le bon sens élémentaire de la belle, lui indiquera qu’il faut changer de voie.
Bien que le vieux soit touché de perdre ce beau morceau d’innocence et de fraîcheur, il ne s’oppose pas à son émancipation. D’ailleurs, comme on l’a vu, il l’avait prévu. Ce qui ne l’empêche pas de sombrer. Lui l’homme détaché, a perdu une sérieuse raison de vivre. La philosophie est ainsi faite qu’une simple rage de dent ou un mal de coeur conséquent, suffit à tout mettre parterre.
Elle a appris auprès de lui au moins une chose : « Il ne faut pas se prendre la tête. Du moment que cela marche, tant mieux. Et au diable les questions » ce qui est résumé dans le titre « Whatever works ».
Et puis, tout autant que la judicieuse introspection, le sexe sauve : “Ne touchez pas à mon cerveau, c’est mon deuxième organe préféré”
On voit aussi une mère pratiquante et coincée qui se transforme en artiste new-yorkaise bon teint, avec au lit ses deux amants. Encore une fantaisie de notre réalisateur qui veut que l’on doive contrebalancer un comportement extrême par un autre. Patricia Clarkson joue judicieusement cette montée en puissance.
Il y a aussi ce père de famille torturé par l’idée du péché. Il est malheureux en couple traditionnel. Et brusquement il devient un compagnon homo tout à fait dans l’air du temps. Même logique que dans le paragraphe précédent.
Le plus fort appariement est relativement discret. Lors de sa deuxième tentative de suicide, tout aussi instantanée que la première, notre héros désabusé, lors de son vol plané, atterrit sur une passante. Du coup, celle qui ne demandait rien, sera davantage blessée que lui. Et l’on se rendra compte lors de la scène finale qu’elle est devenue sa nouvelle compagne.
Comprenez par là que les circonstances les plus imprévisibles sont susceptibles de produire un amour intense et solide. La supposée prédestination des uns et des autres – parce ce que c’était lui, parce que c’était moi – est à ranger aux oubliettes. Et lui il est littéralement « bien tombé ».
L’exploit des auteurs, est d’avoir su combiner toutes ces combinatoires, dans un cercle familial serré et calibré.
Preuve que le film fonctionne au-delà du j’aime-j’aime pas, des spectateurs attentifs en ressortent songeurs, avec un bon regard, et pleins de questions en suspens. Il y a de la matière, il va falloir qu’ils y retournent.
https://fr.wikipedia.org/wiki/Whatever_Works
Larry David
Evan Rachel Wood
Patricia Clarkson
Henry Cavill
Ed Begley Jr.