Trois visages (2018) 8/10

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Les féministes, toujours à l’affût, ne vont pas manquer d’y voir des attaques contre le pouvoir des hommes en Iran, une partie du monde d’autant plus patriarcale qu’elle est très islamisée.

Pourtant, dans cette distribution des rôles homme/femme multiséculaire – et même sans doute millénaire, c’est toute la société souffre. Ne l’oublions pas sur l’autel du féminisme absolutiste.

D’abord parce qu’il y a la main mise des Ayatollahs et que cette main de fer oblige tout le monde à plier l’échine, sans distinction de sexe. Le réalisateur en sait quelque chose.

Ensuite parce que les sociétés paysannes ancestrales ont toujours réparti les rôles entre ceux qui pouvaient davantage assumer les tâches physiquement très exigeantes et celles toutes aussi prenantes de la maternité et du suivi de l’enfance. Ce n’est pas être un macho borné que de ne vouloir pas faire d’anachronisme à ce sujet.

  • Mais j’entends qu’il y a là une survalorisation masculine… comme dans tous les monothéismes à un moment ou à un autre. Les hommes se sont empressés de prendre le pouvoir clérical, par la force et la ruse, qui sont implicites dans ces carcans. Ils ont vite compris que cette stratégie mène à des postes clefs. Depuis ils n’ont rien lâché. Plutôt que de courir maintenant après ce qui ne sont plus que des hochets, la question est de savoir si ces ambitions religieuses ont encore un sens ou non. Ne nous trompons pas de combat.

J’ai connu l’Iran en voie d’émancipation dans les dernières années d’avant la dictature de Khomeini (ou contemporaines de celle(s) du Shah si vous préférez) et j’ai pu voir des citoyens d’alors très confiants dans un avenir sécularisé. De nombreux Iraniens de la capitale étaient ouverts et cultivés.

Et quand on observe le rôle principal, il est bien tenu par une femme à la forte personnalité. Elle joue une actrice célèbre et adulée. Et même dans le plus petit village qu’on pourrait qualifier de féodal, elle n’a aucun mal à tenir tête aux uns et aux autres. Mais bien entendu, les femmes du hameau sont soumises dans la forme, même si elles gardent des atouts leur permettant de moduler cela.

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Le réalisateur Jafar Panahi a fait un très bon film. On sent son propre questionnement sociétal, relativement discret et sans pesanteur, mais avec d’autant plus d’acuité qu’il joue ici lui-même le deuxième rôle. Le pouvoir iranien n’est pas dupe et lui montre en permanence qu’il ne le porte pas dans son coeur. Il reste assigné à résidence et interdit de cinéma.

  • Et pourtant, sans doute contre toute attente, j’ose dire que ce n’est pas un long-métrage « politique ». Je me permets d’écrire cela car j’ai la conviction que cela dépasse le questionnement des gouvernants, pour une remise en cause plus profonde des fondamentaux de toujours. C’est une passe d’armes entre ancien monde et nouveau monde, mais à fleuret moucheté, avec de la compréhension pour l’un et pour l’autre. Il ne s’agit pas de détruire ce qui les différencie, comme l’on fait stupidement les deux grands courants opposés, au vingtième siècle.

Même si le tempo dans ces grands espaces est nécessairement ralenti, le cinéaste arrive à ménager de la tension et du suspense tout au long. Du beau travail !

Le sujet est intéressant car il combine en permanence du moderne et de l’ancien.

Une jeune fille d’un village très lointain et pas mal isolé, tente de sortir du schéma habituel fermé, mariage plus ou moins arrangé, maternité, entretien du foyer. Vie et mort, le tout dans un rayon de quelques kilomètres à peine.

Elle s’est présentée à un concours d’entrée dans la carrière d’actrice. Elle veut plus que tout entreprendre une formation ad-hoc. Elle a bossé, mais l’histoire ne nous dit pas si elle a de sérieuses prédispositions.

Et bien entendu, pour la plupart de ces proches, une telle voie est insensée, voire diabolique. C’est la honte ! On lui met tous les bâtons possibles dans les roues. Son violent frère est littéralement prêt à la supprimer si elle persiste.

Sentant que sa cause est très mal engagée, elle joue sa dernière carte. Elle met en scène sa panique et son suicide dans une vidéo sur smartphone. La séquence est adressée à une grande comédienne, d’envergure nationale.

L’actrice confirmée est totalement désarçonnée par le clip. Est-ce une manipulation ? Est-ce une terrible vérité filmée ? Plusieurs choses ne collent pas bien. D’abord, comment cette vidéo est parvenue jusqu’à elle ? N’y a-t-il pas eu montage ?

Pour tenter de comprendre elle s’embarque, avec un membre de son équipe, dans un long périple vers les lieux du drame – Jafar Panahi est ce deuxième visage – Elle fait cela en plein tournage, ce qui pose des problèmes insurmontables à la production.

Dans un premier temps, elle orientera ses soupçons sur ce collaborateur embarqué. Lui qui avait le projet de faire un film sur le suicide, n’est-il pas en train de créer quelque chose dans le genre avec l’histoire curieuse de cette fille ?

Les deux voyageurs affronteront ce monde rural, plein de règles codifiées et d’us et de coutumes. On n’a pas à faire à des paysans arriérés, en ce sens que ce seraient intrinsèquement des demeurés.

Non, ici ce sont des gens intelligents, comme nous tous, qui sont pris dans leurs problèmes de survie, quasi au jour le jour. Leurs croyances, ils y tiennent car elles permettent de codifier leurs rapports. Ce mépris pour le monde des « bouseux » est l’apanage des citadins occidentaux.

L’hospitalité généreuse est une règle absolue. J’ai connu cela là bas, je peux en témoigner.

Arrivés à destination, les deux « explorateurs » louvoient habilement afin de retrouver la gamine morte ou vive. Ils mènent une discrète enquête sachant qu’ils marchent sur des œufs. Le village est clairement hostile à la petite. Et même si on ne voit ni cadavre ni tombe, il se pourrait qu’elle soit quand même vraiment morte et qu’on tente de leur dissimuler.

L’enquête se poursuit. La femme de tête ne cède rien. Elle sait composer avec les villageois. Et la vérité éclatera. Mais ce n’est pas si important que cela.

L’essentiel est dans la pérégrination. Elle permet d’exposer cette confrontation « compréhensive » entre ces deux mondes qu’on pourrait penser radicalement opposés.

Le film nous démontre que les valeurs de l’humanité sont partagées au-delà de ces grandes différences apparentes. De nombreuses passerelles existent et les évolutions sont possibles.

  • Je n’en ai jamais douté. Le peintre de Lascaux n’est pas foncièrement différent d’un de nos artistes d’aujourd’hui. A partir de là, avec une méthode appropriée, toutes les incompréhensions sont solubles. Tout en préservant les spécificités de chacun. L’être humain est bien plus flexible et adaptable qu’on le prétend.

L’actrice principale prouve par son propre cheminement qu’on peut enjamber des siècles en une seule fois. C’est une femme, dans cet Iran cadenassé, mais son statut de vedette de série, la met au dessus de tout. Excellent jeu de ce premier visage, celui de la star féminine Behnaz Jafari.

Il se pourrait bien qu’une jeune fille, peut-être celle du film ou peut-être une autre, fasse le grand saut elle aussi. Comme la société toute entière… Le paysan qu’on nous donne à voir est certes très rustique mais il accède aux nouveaux moyens de communication. Et quand on a goûté à l’arbre de la connaissance, on ne peut plus revenir en arrière, souvent pour le meilleur et parfois pour le pire.

Le troisième visage, celui de la petite, est le moins abouti. Mais sa révolte incertaine est au centre du film. Sa gaucherie et son surjeu sont sans doute voulus et colle finalement à cette époque des portables ouverts sur le monde.

Il y a un film dans le film, avec ces miroirs à l’infini, ces réalités et ces fictions entremêlées, autant pour les acteurs que pour le réalisateur.

Et plus encore, on y voit clairement un admirable jeu de chat et la souris pour celui qui continue sur place à faire des films alors qu’on lui a interdit. Il se permet même de jongler avec une possible sur-censure, qui pourrait s’avérer extrêmement dangereuse. C’est peut être lui le futur « suicidé » !

Du grand art également chez cet autre créateur iranien : Le Goût de la cerise (1997) 8/10 Lettre persane

https://fr.wikipedia.org/wiki/Trois_Visages

Chapeau bas !

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