Avis. Mademoiselle de Joncquières. Alibi Diderot. Cécile de France, Édouard Baer. 3/10

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Denis Diderot est une sacrée pointure du siècle des Lumières, mais son aura dépasse largement son époque. Il ne faut pas craindre de dire qu’il est intemporel, en tout cas dans bon nombre de ces créations.

Il suffit pour vous en rendre compte de lire son compte-rendu sur l’Encyclopédie. Voilà un concentré de réflexions intelligentes sur la langue – voire déjà la linguistique -, les mots, la hiérarchie des concept… autant de sujets fondamentaux pour lesquels on a rarement l’occasion d’approfondir autant. Et comme son écriture est fluide tout en étant très riche, c’est un véritable régal.

Jacques le Fataliste et son maître s’inscrit dans la critique philosophique de son époque.

Dans le fond, c’est un moyen polyvalent de provoquer la réflexion, mais ce n’est pas une étude méthodique. Juste une introduction par petits électrochocs.

Dans sa forme c’est un roman qui emprunte à Don Quichotte, ce travail révolutionnaire du libéral Miguel de Cervantes. Mais pas seulement, car le récit agrège plusieurs histoires indépendantes, qui sont autant d’occasion de traiter d’un sujet.

Mademoiselle de Joncquières, serait inspirée d’une de ces incises, celle sur Mme de La Pommeraye et le marquis des Arcis. Ce petit texte bien écrit, tient 2 ou 3 pages seulement, pas de quoi vraiment broder. Et ceci d’autant plus que c’est un passage assez peu significatif dans le fond.

  • Il s’agit juste de la vengeance loupée d’une amante et de l’hypocrisie d’une supposée honnêteté. Pour se mettre elle-même en avant, en tant que femme honnête, mais aussi pour blesser, Mme de La Pommeraye révèle au marquis « le sale métier » de courtisane que sa femme et sa belle-mère ont exercé pendant dix ans.
  • Confrontées à ces vérités, les deux femmes « coupables » craquent mais l’épouse s’explique : « La corruption s’est posée sur moi ; mais elle ne s’y est point attachée » . Le marquis, au lieu de les répudier, se rapproche d’elles, au contraire. Point barre.

Le réalisateur et scénariste Emmanuel Mouret pompe donc une partie de l’intrigue. Il profite de ce grand principe porteur du cinéma, qu’est la vengeance crasse. C’est la sève sacrée des Westerns et de bon nombre de navets.

Je ne sais pas pourquoi les acteurs adoptent ce style emprunté. Comme s’ils suivaient à la lettre un texte classique, ce qui n’est absolument pas le cas. Ils ont l’air de singer un très mauvais marivaudage. Quand il s’agit d’un texte traditionnel, on peut parfois être indulgent, mais quand on a à faire à un tel travestissement pseudo-culturel, cela devient consternant autant que crispant. Voilà de quoi renforcer certaines répugnances chez nos enseignés.

La garçonne Cécile de France est franchement déplacée dans ces rituels compassés et qui sonnent faux. Pas crédible pour un sous dans ce rôle de femme manipulatrice.


Édouard Baer a connu des jours meilleurs. Qu’est ce qu’il a été se fourrer dans une telle galère ? Il est très bon parfois dans l’auto-dérision ou les francs décalages, comme dans Astérix & Obélix : Mission Cléopâtre d’Alain Chabat, avec son vasouillage pseudo-philosophique. C’est pour cela qu’on l’aime, et surtout pas quand il se prend au sérieux. Il aurait pu faire une sorte de Fabrice Luchini bis s’il avait travaillé. Quel gâchis !

Dans l’absolu, il y a de la belle musique classique. Mais c’est un traquenard, pour faire bien, dans le ton de l’époque. Le problème c’est que c’est plein d’anachronismes ; la plupart des compositeurs référencés sont morts au moment de l’intrigue. Et puis ce ne sont que des tubes genre « Les Quatre Saisons » ou « Water Music ». On nous prend vraiment pour des billes.

Il est consternant de voir que des critiques incultes ont marché dans cette supercherie ratée de 2018. Mais dans ce marasme du cinéma français, plus rien ne m’étonne.

https://fr.wikipedia.org/wiki/Mademoiselle_de_Joncqui%C3%A8res

https://fr.wikipedia.org/wiki/Denis_Diderot

https://fr.wikipedia.org/wiki/Encyclop%C3%A9die_ou_Dictionnaire_raisonn%C3%A9_des_sciences,_des_arts_et_des_m%C3%A9tiers

https://fr.wikipedia.org/wiki/%C3%89douard_Baer

https://fr.wikipedia.org/wiki/Jacques_le_Fataliste_et_son_ma%C3%AEtre

https://gallica.bnf.fr/essentiels/diderot/jacques-fataliste/mme-pommeraye-marquis-arcis

L’HÔTESSE. – […] Le lendemain, Mme de La Pommeraye écrivit au marquis un billet qui l’invitait à se rendre chez elle au plus tôt, pour affaire importante. Le marquis ne se fit pas attendre. On le reçut avec un visage où l’indignation se peignait dans toute sa force ; le discours qu’on lui tint ne fut pas long ; le voici :
« Marquis, lui dit-elle, apprenez à me connaître. Si les autres femmes s’estimaient assez pour éprouver mon ressentiment, vos semblables seraient moins communs. Vous aviez acquis une honnête femme que vous n’avez pas su conserver ; cette femme, c’est moi ; elle s’est vengée en vous en faisant épouser une digne de vous. Sortez de chez moi, et allez-vous en rue Traversière, à l’hôtel de Hambourg, où l’on vous apprendra le sale métier que votre femme et votre belle-mère ont exercé pendant dix ans, sous le nom de d’Aisnon. »

La surprise et la consternation de ce pauvre marquis ne peuvent se rendre. Il ne savait qu’en penser ; mais son incertitude ne dura que le temps d’aller d’un bout de la ville à l’autre. Il ne rentra point chez lui de tout le jour ; il erra dans les rues. Sa belle-mère et sa femme eurent quelque soupçon de ce qui s’était passé. Au premier coup de marteau, la belle-mère se sauva dans son appartement, et s’y enferma à la clef ; sa femme l’attendit seule. À l’approche de son époux, elle lut sur son visage la fureur qui le possédait. Elle se jeta à ses pieds, la face collée contre le parquet, sans mot dire. « Retirez-vous, lui dit-il, infâme ! loin de moi… » Elle voulut se relever ; mais elle retomba sur son visage, les bras étendus à terre entre les pieds du marquis. « Monsieur, lui dit-elle, foulez-moi aux pieds, écrasez-moi, car je l’ai mérité ; faites de moi tout ce qu’il vous plaira ; mais épargnez ma mère…
« Retirez-vous, reprit le marquis ; retirez-vous ! c’est assez de l’infamie dont vous m’avez couvert ; épargnez-moi un crime. »

La pauvre créature resta dans l’attitude où elle était et ne lui répondit rien. Le marquis était assis dans un fauteuil, la tête enveloppée de ses bras, et le corps à demi penché sur les pieds de son lit, hurlant par intervalles, sans la regarder : « Retirez-vous !… » Le silence et l’immobilité de la malheureuse le surprirent ; il lui répéta d’une voix plus forte encore : « Qu’on se retire ; est-ce que vous ne m’entendez pas ?… » Ensuite il se baissa, la repoussa durement, et reconnaissant qu’elle était sans sentiment et presque sans vie, il la prit par le milieu du corps, l’étendit sur un canapé, attacha un moment sur elle des regards où se peignaient alternativement la commisération et le courroux. Il sonna : des valets entrèrent ; on appela ses femmes, à qui il dit : « Prenez votre maîtresse qui se trouve mal ; portez-la dans son appartement, et secourez-la… »

Peu d’instants après il envoya secrètement savoir de ses nouvelles. On lui dit qu’elle était revenue de son premier évanouissement ; mais que, les défaillances se succédant rapidement, elles étaient si fréquentes et si longues qu’on ne pouvait lui répondre de rien. Une ou deux heures après il renvoya secrètement savoir son état. On lui dit qu’elle suffoquait, et qu’il lui était survenu une espèce de hoquet qui se faisait entendre jusque dans les cours. À la troisième fois, c’était sur le matin, on lui rapporta qu’elle avait beaucoup pleuré, que le hoquet s’était calmé, et qu’elle paraissait s’assoupir.

Le jour suivant, le marquis fit mettre ses chevaux à sa chaise, et disparut pendant quinze jours, sans qu’on sache ce qu’il était devenu. Cependant, avant de s’éloigner, il avait pourvu à tout ce qui était nécessaire à la mère et à la fille, avec ordre d’obéir à madame comme à lui-même.

Pendant cet intervalle, ces deux femmes restèrent l’une en présence de l’autre, sans presque se parler, la fille sanglotant, et poussant quelquefois des cris, s’arrachant les cheveux, se tordant les bras, sans que sa mère osât s’approcher d’elle et la consoler. L’une montrait la figure du désespoir, l’autre la figure de l’endurcissement. La fille vingt fois dit à sa mère : « Maman, sortons d’ici, sauvons-nous. » Autant de fois la mère s’y opposa, et lui répondit : « Non, ma fille, il faut rester ; il faut voir ce que cela deviendra : cet homme ne nous tuera pas… » « Eh ! plût à Dieu, lui répondait sa fille qu’il l’eût déjà fait !… » Sa mère lui répliquait : « Vous feriez mieux de vous taire, que de parler comme une sotte. »
 
À son retour, le marquis s’enferma dans son cabinet, et écrivit deux lettres, l’une à sa femme, l’autre à sa belle-mère. Celle-ci partit dans la même journée, et se rendit au couvent des Carmélites de la ville prochaine, où elle est morte il y a quelques jours. Sa fille s’habilla, et se traîna dans l’appartement de son mari où il lui avait apparemment enjoint de venir. Dès la porte, elle se jeta à genoux. « Levez-vous », lui dit le marquis…

Au lieu de se lever, elle s’avança vers lui sur ses genoux ; elle tremblait de tous ses membres : elle était échevelée ; elle avait le corps un peu penché, les bras portés de son côté, la tête relevée, le regard attaché sur ses yeux, et le visage inondé de pleurs. « Il me semble, lui dit-elle, un sanglot séparant chacun de ses mots, que votre cœur justement irrité s’est radouci, et que peut-être avec le temps j’obtiendrai miséricorde. Monsieur, de grâce, ne vous hâtez pas de me pardonner. Tant de filles honnêtes sont devenues de malhonnêtes femmes, que peut-être serai-je un exemple contraire. Je ne suis pas encore digne que vous vous rapprochiez de moi ; attendez, laissez-moi seulement l’espoir du pardon. Tenez-moi loin de vous ; vous verrez ma conduite ; vous la jugerez : trop heureuse mille fois, trop heureuse si vous daignez quelquefois m’appeler ! Marquez-moi le recoin obscur de votre maison où vous permettez que j’habite ; j’y resterai sans murmure. Ah ! si je pouvais m’arracher le nom et le titre qu’on m’a fait usurper, et mourir après, à l’instant vous seriez satisfait ! Je me suis laissé conduire par faiblesse, par séduction, par autorité, par menaces, à une action infâme ; mais ne croyez pas, monsieur, que je sois méchante : je ne le suis pas, puisque je n’ai pas balancé à paraître devant vous quand vous m’avez appelée, et que j’ose à présent lever les yeux sur vous et vous parler. Ah ! si vous pouviez lire au fond de mon cœur, et voir combien mes fautes passées sont loin de moi ; combien les mœurs de mes pareilles me sont étrangères ! La corruption s’est posée sur moi ; mais elle ne s’y est point attachée. Je me connais, et une justice que je me rends, c’est que par mes goûts, par mes sentiments, par mon caractère, j’étais née digne de l’honneur de vous appartenir. Ah ! s’il m’eût été libre de vous voir, il n’y avait qu’un mot à dire, et je crois que j’en aurais eu le courage. Monsieur, disposez de moi comme il vous plaira ; faites entrer vos gens : qu’ils me dépouillent, qu’ils me jettent la nuit dans la rue : je souscris à tout. Quel que soit le sort que vous me préparez, je m’y soumets : le fond d’une campagne, l’obscurité d’un cloître peut me dérober pour jamais à vos yeux : parlez, et j’y vais. Votre bonheur n’est point perdu sans ressources, et vous pouvez m’oublier… »

Levez-vous, lui dit doucement le marquis ; je vous ai pardonné : au moment même de l’injure j’ai respecté ma femme en vous ; il n’est pas sorti de ma bouche une parole qui l’ait humiliée, ou du moins je m’en repens, et je proteste qu’elle n’en entendra plus aucune qui l’humilie, si elle se souvient qu’on ne peut rendre son époux malheureux sans le devenir. Soyez honnête, soyez heureuse, et faites que je le sois. Levez-vous, je vous en prie, ma femme, levez-vous et embrassez-moi ; madame la marquise, levez-vous, vous n’êtes pas à votre place ; madame des Arcis, levez-vous… »

Pendant qu’il parlait ainsi, elle était restée le visage caché dans ses mains, et la tête appuyée sur les genoux du marquis ; mais au mot de ma femme, au mot de madame des Arcis, elle se leva brusquement, et se précipita sur le marquis, elle le tenait embrassé, à moitié suffoquée par la douleur et par la joie ; puis elle se séparait de lui, se jetait à terre, et lui baisait les pieds. « Ah ! lui disait le marquis, je vous ai pardonné ; je vous l’ai dit ; et je vois que vous n’en croyez rien. – Il faut, lui répondait-elle, que cela soit, et que je ne le croie jamais. »

Le marquis ajoutait : « En vérité, je crois que je ne me repens de rien ; et que cette Pommeraye, au lieu de se venger, m’aura rendu un grand service. Ma femme, allez-vous habiller, tandis qu’on s’occupera à faire vos malles. Nous partons pour ma terre, où nous resterons jusqu’à ce que nous puissions reparaître ici sans conséquence pour vous et pour moi… » Ils passèrent presque trois ans de suite absents de la capitale.

JACQUES. – Et je gagerais bien que ces trois ans s’écoulèrent comme un jour, et que le marquis des Arcis fut un des meilleurs maris et eut une des meilleures femmes qu’il y eût au monde.

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