Télé-réalité 4K. Coupe du Monde de Rugby 2023 France. Barthes. 8/10

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« Le grand spectacle de la Douleur, de la Défaite, et de la Justice. » – formule de Barthes pour un autre sport, que je transpose au Rugby, et à laquelle je rajoute le terme curieusement manquant de « Victoire ».

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Ce que j’ai regardé :  Fidji 17 – Géorgie 12, pour soutenir mes amis de l’Est et Argentine 59 – Chili 5, par curiosité. Mais il y a pire dans la défaite avec cet Écosse 84 et la pauvre Roumanie, Fanny à 0. Pourtant personne ne se permettra de rigoler.

Ce rituel participatif est étrange et fascinant. Il ne dépend pas de l’amplitude du résultat mais de la qualité du scénario que les joueurs nous proposent, avec les métaphores choisies des commentateurs avertis.

Une chaîne périphérique nous le montre à titre exceptionnel en 4K, et plus encore (8K ?) avec le boost des processeurs TV actuels. La beauté des images et l’esthétique des situations, en dehors de toutes notions sportives, valent déjà le détour.

Et puis, mine de rien, sans en connaître les règles, cet immense théâtre à l’antique, plein de fans convaincus, finit par nous convaincre de son importance.

On faisait passer les aficionados pour incultes et bébêtes et les voilà élevés au rang de fins connaisseurs de la tragédie grecque et de ses transpositions façon Racine, Corneille et consorts.

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Panem et circenses ? Non, nos sociétés ayant le ventre plein, on garde juste « circenses » – mais à partir de là, il faut expliquer : “c’est quoi ce cirque ?”.

Sur ce site, on parle de cinéma, de documentaires, de docu-fictions et rarement on ne s’attaque de plein fouet à la « réalité ». Et là avec ce spectacle mondial, on comprend qu’on peut aller encore plus loin, et même au delà de la réalité, comme si l’on avait traversé le miroir.

Avec nos gros bébés bodybuildés qui ne ménagent pas leurs efforts, on entre dans plain pied dans l’hyperréalisme, tout en évitant de s’exposer soi-même à la « réalité » de « terrain » (les spectateurs ne sont pas des acteurs, ils se contentent de voir et communier dans cette Grand-messe).

Les demi-dieux du stade ? Et il y a ces corps totalement improbables aux muscles anormalement hypertrophiés, qui peuvent d’ailleurs susciter quelques soupçons, mais qui avant tout font de ces athlètes des demi-dieux. On pourrait logiquement les qualifier de « surhommes ». Il est clair que l’on ne pourra jamais les égaler, tant sur la forme que sur l’efficacité. L’humanité a besoin de ces repères qui sont placés au-dessus de notre entendement.

Si vous cherchez à vous rassurer, voyez ce qu’ils deviennent une fois qu’ils ne sont plus que des sportifs retraités, recyclés en vieux managers de la fédération. Réjouissez-vous car ils finissent tout flasque et donc encore plus humain que vous et moi. Le gras remplaçant les muscles ; la fibrose, les neurones ?

Avec une telle ” espèce ” fière et combattante, on voit bien les limites du prêchi-prêcha ambiant, surtout dans sa version stupidement niveleuse et égalitariste. L’être humain a légitimement besoin de hiérarchie. Il est utopique de penser que tout le monde peut avoir son avis sur tout, que le genre homme ou femme soit juste une convention, que vous et moi soyons virtuellement de possible champions de Rugby, que les poules puissent avoir des dents. Il vaut mieux se fier à des experts qu’à la doxa, à l’idéologie et au « bon sens ». Et pour le sport, il y a eux au centre du stade et nous devant la télé. C’est un trope que de penser que chaque individu égale l’autre, et que la sociéte n’est qu’un jeu de rôle à somme nulle.

De plus, la destinée de ces sportifs de haut niveau montre bien qu’il existe une réelle égalité des chances ; sur la ligne de départ. Ils viennent de tous les milieux et souvent des plus simples, ce qui est normal compte tenu de la distribution de la population.

Ils sont donc à la fois virils, méritocratiques et élitistes ; la parfaite synthèse anti-médiocratique et anti confusion des genres.

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Il faudrait un Barthes – le philosophe, pas le footballeur -, pour en tirer toute la substance. Il a compris avant les autres, l’importance de cette mise en scène des images de la passion, et non de la passion elle-même. Le rugby c’est l’image de la guerre et non la guerre elle-même. Vous suivez ?

Comme il le précisait, ces stades sont des lieux privilégiés où l’on peut encore rassembler toute la cité dans une expérience commune ; ce qui permet la connaissance de ses propres passions. A quoi je me permettrais de rajouter, que ce lieu fédérateur tend à faire croire à un idéal commun. Ce qui est un des ciments nécessaires pour maintenir en forme une civilisation. Rien que ça !

Cet double-bind, passions et représentation stylisée des passions, est surtout vrai pour le catch, qui est un combat ritualisé et abstrait. Les coups portés n’étant pas sincères, mais des imitations bruitées, peu dangereuses et bien rodées. Le public cherche cette figuration de l’extrême, même si c’est du chiqué. Et là, on rejoint l’imaginaire suscité par les films d’action.

Les enfants sont dépités quand on leur révèle la « triche » fondamentale du catch.

Le match de Rugby comporte ses propres hyperboles, avec la théâtralisation de la haine (passagère), de la triche, de la revanche, de la clémence et du pardon. Tout est là, mais amplifié. Il faut voir les poses ! Même leur Pénélope dans les gradins participent à ces scènes primordiales. A signaler en plus, la présence tangible de la justice immanente, représentée sur terre par l’arbitre ; « infaillible » par nature, comme le Pape.

Avec une coupe du monde, c’est nettement plus sérieux ; même si certains d’entre nous peuvent en rire ou en sourire légitimement. Pour les « croyants », il s’agit de propulser ses héros dans l’arène, au sens premier.

Et quoi de plus fort, dans ce monde normé, que ces périlleux affrontements « à mains nues » et encore tolérés ? Clairement c’est l’essence des « circenses ». Quand le pouce est baissé, il produit de l’infamie, pas de la mort. Quand il est relevé, il donne cette belle illusion de la générosité. Il faudra songer à lâcher des lions un jour sur la pelouse pour corser le jeu.

Ces « jeux » n’ont d’intérêt qu’avec un intéressement.

Le spectateur a conscience des sommes colossales que touchent les plus grands joueurs. Jamais ils ne remettent en cause ces fortunes là, alors qu’ils ne se gênent pas de mettre en cause même un petit patron de rien du tout. Cela renseigne clairement sur l’échelle de valeur et la portée de ces rituels.

Et puis au Rugby, il y a les coups ; des vrais cette fois. Comme en témoignent les oreilles arrachées, les nez cassés, le sang qui coule, les « vrais » blessés qu’on évacue. Cet enjeu de la meurtrissure effective est essentiel, comme dans la corrida. Faute de quoi ce « sport » d’envergure métaphysique, perd son sens.

  • Cela a été le cas pour les courses extrêmes de voitures, lorsqu’on pratiquement éradiqué la mort in situ et les blessures les plus graves. A quoi bon voir tourner comme des horloges des bolides de plus en plus contraints, voire des substituts électriques bon teint… s’il n’y a pas de risques.

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Comment dire quelque chose d’intéressant sur le Rugby, une spectacle si impliquant qu’on doit le « vivre »… même à distance dans son salon ou les gradins :

Eh bien remplacez dans les deux paragraphes ci-dessous, Boxe par Rugby :

[Sur le catch, ce « spectacle excessif »] « Le Rugby est une histoire qui se construit sous les yeux du spectateur; au catch, bien au contraire, c’est chaque moment qui est intelligible, non la durée. Le spectateur ne s’intéresse pas à la montée d’une fortune, il attend l’image momentanée de certaines passions. » – Barthes corrigé.

« Le physique des rugbymen institue donc un signe de base qui contient en germe tout le combat. Mais ce germe prolifère car c’est à chaque moment du combat, dans chaque situation nouvelle, que le corps du rugbyman jette au public le divertissement merveilleux d’une humeur qui rejoint naturellement un geste. Les différentes lignes de signification s’éclairent les unes les autres, et forment le plus intelligible des spectacles. » – Barthes corrigé.

« Le commentaire [philosophique/sportif] peut fonctionner comme une ligne diacritique qui dit autre chose; donc on peut réciter les sports dans un vrai continuum d’images, et faire la liaison thématique, le discontinué intellectuel par le commentaire; autrement dit vous pouvez filer le film et moi le faire éclater ». – Barthes

Conclusion ?

Je mets de bon cœur un 8/10 à ces stimulations de l’âme, en une sorte de communion culturelle (le corps est au repos dans un bon fauteuil devant la télé).

https://fr.wikipedia.org/wiki/Roland_Barthes

http://palimpsestes.fr/textes_philo/barthes/catch.html

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