Théorème (1968) 8.5/10 Terence Stamp, Pasolini

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(Teorema)

La démonstration mathématique de Pasolini, de la transcendance des sens. Un récit adapté de son propre roman.

Ce film qui a remué les cinéphiles avertis de son époque a fait l’objet d’une énorme glose. On a eu droit à des avis savants et d’autres moins. Les commentaires ont parfois résisté à l’époque et au temps, mais le plus souvent, non.

Des amateurs et des professionnels se sont extasiés devant l’œuvre. Pour certains d’entre eux, toute « modernité », tout langage nouveau, toute nouvelle expérimentation, étaient bonne à prendre, par principe. C’était l’époque.

D’autres ont été plus à fond.

La puissance sexuée du film n’a pas laissé insensible. Les grandes tendances amoureuses étaient représentées. Un large panel de publics avertis pouvait y trouver son compte.début

Mais le grand public a été réticent. Les intégristes se sont révoltés, parfois violemment, contre le film. Ce qui a conforté les amateurs convaincus. Cela faisant partie du « happening ». Gloire à ceux par qui le scandale arrive, semblait dire l’avant-garde de l’époque.

Difficile de repartir de zéro pour donner un simple avis hors contexte.

Un air de déjà vu.

Curieux comme le cinéma actuel semble nous donner des clefs rétrospectives pour revisiter ce monument.

Pour la puissante esthétique du film, je pense en particulier à Terrence Malick qui s’est affranchi lui aussi de nombreuses règles. On y retrouve une partie de l’ambiance, me semble-t-il. S’est-il inspiré de l’art de Pasolini ? S’est-il mis dans les pas du géant. Où a-t-il tout bonnement redécouvert ce style narratif ?

Le film peut paraître assez complexe, voire difficile en première lecture.

Pourtant Pasolini a sérieusement simplifié notre travail.

L’argument initial est limpide. Un bel homme jeune qui semble venu du ciel (le troublant Terence Stamp jeune (*)), qui est là pour on ne sait quelles raisons, fait l’amour tout naturellement avec tous les membres d’une famille bourgeoise.

Ils les aiment les uns après les autres, hommes ou femmes.

Cette intrusion, dont l’intention est tout autant le contrôle de l’autre que la jouissance sans limite, est manifestement un viol collectif.

Une jouissive défloration de cette citadelle retranchée et ultra-protégée où règnent convenance et bienséance. Mais c’est une destruction créatrice, attendue, espérée et fortement approuvée par les victimes.

L’un abreuve l’autre. Pour Pasolini pas question de tabula rasa. Il pense sincèrement que « seule la tradition peut sauver la révolution ».

Ce n’est donc pas le travail d’un ange destructeur, lourdement politisé, qui serait chargé de régler ses comptes aux riches.

Ce sont avant tout de fortes projections d’amour charnel. Une énergie primordiale. Une matière religieuse et salvatrice. Agissant comme un puissant révélateur. Elle fécondera chaque personnage. Elle les fera sortir du carcan dans lequel ils étaient enfermés.

  • – Sexe coupable : le vertige de l’homosexualité qui se découvre et s’accomplit pour le fils. Et la forte problématique du non coming-out qui s’en suit. C’est dit en peu de mots par un réalisateur qui visiblement sait de quoi il parle.
  • – Sexe sauvage : la conjuration animale de l’insatisfaction profonde de la mère, la belle maîtresse de maison incarnée par Silvana Mangano.
  • – Sexe initiatique : la révélation sexuelle de la fille.
  • – Sexe « conscientisée » : la part d’homosexualité stylisée et complexe, pour le père.

Le tout est nimbé d’une mystique. Et au delà de nos choix sexuels personnels, tout parait beau et puissant.

C’est tout sauf des coucheries hygiéniques. Cela touche à l’essentiel. C’est de l’Amour qui se veut sacré et intemporel.

C’est volontairement brut, donc pur.

Le cinéaste s’attarde, plein de sous-entendus, sur des pantalons, des slips, des moulures évocatrices. Juste autant que la censure de l’époque le permet. Mais il a quand même du subir un procès.

Il faut parler de la bonne, un personnage qui est à part. Comme les autres, elle est brûlante d’amour pour le personnage central. Elle relève sa robe devant lui, il lui la redescend doucement, puis se met à côté d’elle. C’est la seule qui donne l’impression, qu’elle en ressortira Vierge. Ce qui aidera sa destinée.

Dans la deuxième partie, le héros christique, qui a déclenché cette libération sexuelle collégiale, doit partir. Chacun des personnages est alors laissé dans un état de manque, un vide fondamental.

Ils glissent vers une sorte de sublimation. Le film se libère alors des contingences du réalisme. Le propos direct et factuel, alterne avec la parabole, voire l’hyperbole.

  • – Le fils s’en va et s’enferme dans une abstraction picturale hermétique.
  • – La mère se donne à tous. Et au final, le fait contre une église.
  • – La fille est en catatonie et s’en va à l’asile.
  • – Le père perdu, se déshabille totalement dans une gare. Il se dénudera symboliquement en donnant son usine à ses ouvriers. Seule concession « politique » du propos. C’est daté et c’est en résonance avec un fait divers de l’époque. Plus allégorique encore, il fusionnera spirituellement avec ce personnage prophétique qui hante le désert et qui parcourt tout le film.
  • – Et la bonne, touchée par la grâce, se transforme en une Sainte mangeuse de soupe d’ortie. Elle opère une assomption les bras en croix, en lévitation 20 mètres au dessus de la ferme familiale. Et finit dans le figure douloureuse de l’enterrée vivante. Toutes les nuances du corps glorieux de l’ange aux yeux bleus au corps martyrisé, sous terre ou dans les tableaux de Bacon.

Le Requiem de Mozart zèbre tout le film.

C’est beau comme l’antique.

Je ne suis pas convaincu qu’on soit en présence d’un « Théorème » univoque. Car plusieurs interprétions sont possibles. On est plutôt dans l’indéterminé, dans l’expérimental.

Heureusement !

Le fait qu’il ait pu recevoir le grand prix de l’Office catholique international du cinéma (OCIC) puis qu’il ait été condamné par l’église, montre bien cette polysémie.

Et s’il insiste pour nous dire d’emblée dans le titre qu’il s’agit d’un théorème et donc qu’on serait dans le domaine de la démonstration, c’est justement parce que rien n’est moins sûr.

Bien entendu, avec du lourd comme cela, chacun peut y aller de ses interprétations.

On ne s’est pas gêné à l’époque, pour invoquer la psychanalyse, le marxisme, les doctrines mystiques et que sais-je.

Mais avec le recul du temps, on voit que ces tentatives d’explications sont vaines. Tout autant que de celles qui visent à comprendre la poésie, en la disséquant.

Et ce livre de Rimbaud qui est lu par le séducteur, est là sans doute pour nous rappeler cette vérité (*).

A mon avis, il n’y a pas ici de propagande, de dénonciation ou démonstration politique premier degré.

Si le message est de dire la bourgeoisie est coincée et que le riche ne parviendra au paradis qu’en se dépouillant de ses biens, cela ne va pas très loin. Et c’est connu depuis plus de 2000 ans.

Ce ne serait rien de plus alors qu’une parabole très convenue. Un présupposé partagé par de nombreux ascétismes.

Considérons le plutôt comme un exercice imposé, une simple figure de style.

Plus soft, le Christmas Carol de Dickens ne dit pas autre chose et il est antérieur à tous les verbiages analytiques.

De toute façon, si on suit l’intrigue, le salut n’est pas de ce monde. Et donc, à tout prendre c’est plus chrétien que marxiste ou freudien. Ce qui est un comble pour un auteur communiste laïque.

D’ailleurs, si on pondère toutes ces choses, c’est avant tout un manifeste pour le sexe magnifié et rédempteur. Ce qui est plus en phase avec la vraie vie de Pasolini, qui mourra en martyr de cette cause. Mais cela ne rentre pas vraiment dans les cases précédentes.

Ce sexe esthétisé et gratuit, qui risque de détourner l’attention et donc de desservir « la cause », est en conflit avec le réalisme utilitaire revendiqué par la politique. Il y a un conflit sous-jacent et difficile à évacuer entre les envolées de l’art et le terre à terre de la politique. D’un côté un art qui tente de s’abstraire des contingences et de l’autre une politique qui vise l’enracinement le plus concret possible.

Bien que je ne sois pas un fervent adepte de l’interprétation raccourcie, on peut se demander si la servante qui passe bizarrement du ciel éthéré aux profondeurs de la terre matière, n’est pas une métaphore inconsciente de cette ambiguïté.

Tiens au fait, revenons sur terre, revenons au ciel. Terrence Malick travaillerait en 2019 sur la vie de Jésus. Vous voyez bien que Malick et Pasolini ne sont pas si éloignés.

  • Terence Stamp (*) bouleversant dans les Histoires extraordinaires 1968 (séquence Fellini). Comme Delon, il vient de nulle part. Il n’a à ses débuts qu’à offrir sa beauté et son trouble de non professionnel.
  • Il se retrouve par hasard propulsé au cinéma. Fellini et Pasolini profiteront de cette belle hébétude et de sa virginité cinématographique.
  • Les Déserts de l’amour (1871) Rimbaud. Œuvre partiellement citée par Terence Stamp dans Théorème. Voir le lien ci-dessous.
J’ose ci-dessus un parallèle avec Pot-Bouille

https://fr.wikipedia.org/wiki/Th%C3%A9or%C3%A8me_(film)

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