Analyse. Charles mort ou vif. François Simon, Alain Tanner, existentialisme couillu. 8/10

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Cet existentialisme gauchisant, qui nous paraissait si en avance sur son temps a l’époque, a sérieusement vieilli, même si ici comme on le verra, ses particularités le sauve.

Avec le paroxysme woke, en passe de devenir une acmé caricaturale, on en voit à présent beaucoup plus clairement les limites. Il a fallu quand même plus de 50 ans pour tenter de mettre en place une parade, une nécessaire contre-révolution. Et c’est loin d’être fini.

Pourtant, il n’était pas inutile à cette époque de secouer le cocotier sociétal. Il y a bien entendu des aspects nombrilistes et ultra-centrés sur l’individu, très datés ; même mâtinés à des dehors socialistes et donc plus ouvertement communautaires.

Ces soubresauts ont eu une efficacité pour contrer la morale coincée de l’époque, bien qu’ils aient été relativement inopérants, voire néfastes, sur la plupart des autres sphères.

D’ailleurs les bourgeois branchés de l’époque ont facilement emboîté le pas sur ces aspects là et ils se sont préservés en devenant les fameux bobos de maintenant.

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Pourtant Charles mort ou vif, même complètement vissé dans cet existentialisme socialiste, est un bon film en soi, et un excellent film si l’on considère que ce fut son premier long-métrage, pour Alain Tanner.

Le récit est fluide et suffisamment imprévisible. Le personnage central est remarquablement interprété par François Simon. Et la trame n’est pas entièrement noire ou blanche. Il y a des nuances et de l’indicible. Comme l’indique cette partie de titre en sustentation, qui laisse la place à toutes les interprétations : « mort ou vif ». Entre ces deux extrêmes il y a l’existence toute entière.

Marcel Robert et sa femme à l’écran font également une interprétation très libre, non déterministe et de ce fait très intéressante.

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Après une interview ravageuse, le vieux fabricant de montres est en rupture familiale et professionnelle. Son fils qui voudrait reprendre l’affaire de manière très managériale est effondrée par cette contre-pub.

L’ancêtre qui en a lourd sur le cœur, oscille entre une émancipation sans doute légitime et l’abandon veule à sa pente naturelle. Il fuit… il fuit l’enfer de la notabilité et lui-même.

Ce qui deviendra une montée au ciel doublée d’une descente aux enfers, se terminera par une ambiguë mise à l’asile.

  • Est-il fou et à la merci de l’infirmier Jean-Luc Bideau ? Auquel cas ce dernier n’a pas eu tort de lui clouer violemment le bec. Le film mentionne lui-même la « dépression ».
  • Ou est-il une victime du « système », comme on disait à l’époque ?

Sans doute autant des deux. Les questionnements en contrepoint des protagonistes qui l’ont recueilli précisent bien cette ambivalence. La démarche ascétique qui débute par le lancement volontaire de sa voiture dans le ravin se poursuit par des leçons mi-politiques mi-philosophiques mais tout autant profondes que dérisoires. Qui voudrait que sa vie ne soit guidé que par un livre de ces maximes, qui par nature sont le plus souvent totalement inversibles ? Ici les doutes profitent à tout le monde.

Place à l’étalement de la vie intérieure et à la recherche endogène du paradis perdu. La démarche est captivante ici, non comme modèle mais parce que cela renseigne très bien sur les arcanes d’une mouvance profonde, qui avance pavée de bonnes intentions et dont certains méfaits ne sont toujours pas compris de nos jours.

Cette mise en avant très sentimentale, des affres intimes, des crises existentielles de l’individu, n’est rien d’autre qu’un néo-romantisme.

Ce qui change, c’est qu’en 1970, le monde « libre » est encore bien imprégnées de l’idéologie marxiste. Des êtres « gavés » incriminent une « société » répressive, centrée sur le profit et fatalement consumériste. Ils en profitent sans même le savoir, déjà par tous les progrès accomplis et cet énorme ensemble de structures déployées, mais ils se doivent de la réprouver.

Et donc on prône le retour à l’essentiel, le dépouillement et l’ascèse. Le premier pas consistant à détruire sa voiture ; crucifixion irrévocable. Ce courant de pensée para-chrétien, veut parvenir à une double « libération ».

  • Libération de son acquis « bourgeois » par des rites de purification se résumant à une pratique forcenée de la morale, avec comme signes de ralliement, un uniforme contestataire.
  • Libération de ce qu’ils estiment être un carcan social, en pratiquant la dénonciation de ceux qui ne pensent pas comme eux et la désobéissance généralisée.

La famille est attaquée en premier, car en voulant se satelliser loin de ces liens, nos « chercheurs » pensent accéder à la première marche vers des lendemains qui chantent. La famille est évincée d’un commun accord, comme dans tous les mouvements sectaires.

Et comme on a du mal à faire avancer les ânes à coups de bâton, on brandit à ces jeunes, la carotte de la libération sexuelle et celle de la paresse conçue comme un nouvel art de vivre. Cela est proposé à François Simon, mais il est déjà hors course (à peine 53 ans !).

Pour couronner le tout on favorise le retour à la nature la moins domestiquée, la moins mécanisée. Ces gamins qui ne comprennent pas l’âpreté de ce Koh-Lanta, pensent se retrouver dans ce jardin d’Éden où tout est à leur portée, sans avoir à se fatiguer. Pour survivre ils sont bien contents d’avoir les subsides des parents. La boucle est bouclée.

Ne cédons pas à l’anachronisme. Ce film ne doit pas être jugé exclusivement sur ses aspects « politiques », somme toute assez puérils. La fille du père prodigue en étant la plus grande caricature. Elle ne s’exprime que par « mots d’ordre » et maximes.

Non, il faut voir ce long-métrage, en tant que saut quantique d’un vieil homme, qui restera partagé. Un chat qui ne veut pas retomber sur ses pieds. Et puis comme une prouesse de réalisateur d’un premier film. Même si on peut noter ici ou là des petits couacs. On peut aussi discuter les métaphores psychanalytiques si récurrentes à l’époque comme pour ces lunettes cassées pour mieux voir. Et il y a inévitablement des références Nouvelle Vague, avec parfois du Godard post-68, mais en nettement mieux traité chez Tanner, parce que moins théorique et plus basé sur un profond ressenti. C’est une révolte couillue, sincère et véritable, comme celles de Pialat.

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Techniquement, le noir et blanc 16 mm boosté en digital est de très bonne qualité.

Objectivement ce film mérite un 7/10, mais subjectivement en relativisant les embrouilles liées à son inscription dans l’Histoire, on peut lui mettre un 8/10.

https://fr.wikipedia.org/wiki/Jean-Luc_Godard

https://fr.wikipedia.org/wiki/Charles_mort_ou_vif

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