Été précoce. Avis explication, meilleur Ozu. Setsuko Hara. Chishū Ryū. 8/10

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A travers ses multiples films, Yasujirō Ozu explore la cellule familiale japonaise, en pleine transition, de toutes les manières. L’occidentalisation forcée de l’après-guerre toute proche, fait passer en quelques années de la vénérable entité souche à la variante nucléaire.

Dans le premier cas tout se concocte entre soi, sous le même toit. Et les anciens infusent sur les nouvelles générations, au point de se sentir tous les droits sur leur avenir. Et dans l’autre les jeunes n’ont de cesse que d’échapper à leur emprise et de créer un nouveau nid bien à eux.

La modernité à l’américaine est accueillie avec des applaudissements, mais pour l’évolution des mœurs et la possibilité d’un recul des traditions, il y a une saine résistance.

Ozu est descriptif et ne s’embarrasse pas du cadre conceptuel que n’avait pas encore formulé  Emmanuel Todd. Ce dernier étant né en 1951… comme ce film.

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Setsuko Hara est une jeune femme de 28 ans qui n’a pas envie de se marier. Une situation courante chez Ozu. Sa famille est chagrine car à cet âge, on a de fortes chances d’être laissée pour compte et de finir vieille fille.

  • Étonnant car de nos jours, chez nous, l’âge moyen des fraîchement mariées est de 37,2 ans.

Setsuko est une employée bien insérée et facétieuse. Elle et sa copine célibataire Chikage Awashima s’opposent aux deux autres de leur quatuor amical, car elles sont mariées et s’affichent donc comme des grandes. D’où des joutes verbales aimables et croustillantes. Ce qui caractérise cette génération, c’est le franc-parler, voire des attaques frontales, mais toujours avec le sourire.

Le chef du clan est l’acteur Chishū Ryū, un autre de ces protagonistes récurrents dans l’œuvre du réalisateur.

C’est un médecin travailleur et bien placé qui voudrait bien que le monde d’avant perdure, afin qu’on puisse appliquer les vieilles recettes qui ont réussi jusque là. Il est donc assez dur et directif. Au point qu’une engueulade justifiée, mais rude, d’un des gamins, finissent par une fugue. Cette méthode, qui montre pourtant ses limites, il voudrait bien l’appliquer à sa fille Setsuko. Mais elle est finaude et sait esquiver les coups. Et finalement c’est elle qui décidera, malgré les oppositions.

« On » finit par lui trouver un beau parti potentiel. Mais le gars est dans la quarantaine. C’est donc une sorte de compromis. Elle étant considérée comme « vieille » et difficile à caser de ce fait et lui étant un « vieux » de part son âge réel.

Mais la fille, qui n’était pas du tout partante pour les épousailles, se rabat sur un gars de son âge, qui est veuf avec un enfant. Le père Ryū et l’ensemble des anciens voient cela d’un très mauvais œil. De plus ils se demandent à juste titre si ce n’est pas un coup de tête sans lendemain. Curieusement ce n’est pas le cas, mais plutôt une révélation pour un homme qu’elle ne voyait plus en tant que tel, tellement il faisait parti de son paysage depuis son enfance. Et puis la mère de ce gaillard était tellement contente.

On le voit, on est dans les subtilités. Yasujirō Ozu nous laisse la liberté de nous faire notre propre opinion. C’est du grand art.

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Aldous Huxley en parlant des peintures de Vuillard, évoquait fort opportunément le dharma body dans un intérieur bourgeois. Il y a de cela dans ce film du magistral Ozu.

On ne peut être que charmé par la mise en valeur de tant de grâce et l’exposé habile d’une saine complexité psychologique. Le tout dans des situations simples et dépouillées, qui s’apparentent au commun de tout un chacun. On en vient à rêver qu’il(s) vienne(nt) repeindre notre ordinaire. Ozu comme Vuillard.

Le rôle des femmes est certes minimisée ; en apparence seulement. Car ce sont elles qui de part leur intelligence et leurs savoureuses esquives mènent le jeu.

Et finalement dans tout ce récit, rien n’est réellement déterminé, même s’il pourrait l’être du fait que le cadre social est assez rigide.

L’humour de ces femmes est extraordinaire. On croit réellement qu’elles sont en train d’exister devant nous, sans qu’elles aient à lire une partition. C’est éblouissant, de part les propos échangés, de part leurs regards si significatifs malgré le masque, de part les déplacements si finement calculés.

Le tout jeune gamin qui se moque de l’ancêtre sénile est une autre expression de cette nécessaire émancipation.

Et finalement ce n’est pas si éloigné que cela, des histoires racontées par nos grands-mères. Lesquelles étaient certes en cuisine, à la vaisselle, après le repas dominical, mais elles s’esclaffaient entre elles, ayant tant de sucre à casser sur le dos de leur homme.

D’ailleurs dans mes souvenirs d’enfant, il existait encore chez les grands-parents cette connivence et cette bonne ambiance de famille resserrée. Depuis tout a éclaté. Un bien et un mal. Chacun y trouvera son compte.

La politesse japonaise est un rituel qui ne demande qu’à être détourné. Sa parfaite connaissance permet à ces surdouées de s’en jouer en restant borderline. Tout est là. Confer l’histoire du gâteau qui coûte trop cher et les variations filées à son sujet.

Peu de réalisateurs arrivent à de tels sommets avec si peu de moyens. C’est-à-dire qu’ils donnent dans l’épure. Il y a une grâce naturelle liée à un profond amour des gens chez Ozu. Il fait penser à Miyazaki, à sa vertueuse délicatesse, à sa ligne claire.

Quel bonheur que de voir ça. En plus, ces acteurs récurrents finissent par nous être très familiers et même si les histoires diffèrent, on a une sorte de continuité d’esprit qui nous fait entrer dans une sorte de cercle familial. Tant d’intelligence nous donnent envie d’en faire partie.

Chacun des grands acteurs apporte avec lui ce qu’il est et le réalisateur respecte cette grande part d’eux-même et c’est pourquoi tout nous semble accessible, même si chaque histoire est bien différente de l’autre.

Et même si le carcan moral traditionnel est omniprésent, on note une force centrifuge naissante. Et il règne chez ces êtres une grande liberté.

https://fr.wikipedia.org/wiki/Famille_souche_(Emmanuel_Todd)

https://fr.wikipedia.org/wiki/Famille_nucl%C3%A9aire

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