Histoire. Louis XVI et Gustave Flaubert. De la tête de cochon à la tête de veau. Vins rouge-blanc-rosé. 8/10

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De la prise de la Bastille (14 juillet 1789) jusqu’à celle des Tuileries (10 août 1792), l’image de Louis XVI se dégrada fortement et fut brocardée par les caricaturistes qui représentaient le roi sous les traits d’un porc surnommé le « Roi Cochon ».

La découverte de l’armoire de fer aux Tuileries (20 novembre 1792) – dans laquelle des documents attestant la collusion du roi avec les monarques étrangers qui avaient déclaré la guerre à la France et apportant la preuve de ses complicités achetées, entre autres celle de Mirabeau au sein de l’Assemblée constituante, furent trouvés –, la duplicité du roi, déjà très suspectée sinon officiellement établie après sa tentative de fuite à l’étranger et son arrestation à Varennes (21 juin 1791), conduisirent le gouvernement et la Convention nationale à se débarrasser de Louis XVI. Il devenait évident, en effet, après la victoire des Français contre les Prussiens à Valmy (20 septembre 1792) et la proclamation de la République (22 septembre 1792) que la France n’avait plus besoin de roi. Louis XVI enfermé à la prison du Temple, déclaré « traître à la nation », son sort était scellé.

C’est ainsi que le 21 janvier 1793, Louis XVI devenu Louis Capet fut guillotiné et la République véritablement fondée en faisant disparaître le dernier symbole vivant de la royautéi.

i. Voir sur la Révolution française, pour ne citer que celui-là, le livre récent et très richement illustré, de Sophie Wahnich, La Révolution française expliquée en images, Paris, Éditions du Seuil, novembre 2019 ; spécifiquement sur les chefs d’inculpation du roi et son procès devant la Convention, voir Albert Soboul, Le Procès de Louis XVI, Paris, collection « Archives », Julliard, 1970, réédition Gallimard/Julliard, 1989.

Faïence révolutionnaire. Assiette représentant l’exécution de Louis XVI le 21 janvier 1793. Amiens, musée de Picardie.

Très vite, dès 1794, un certain Romeaui fit paraître un opuscule intitulé La Tête ou l’Oreille de cochon dans lequel il proposait à tous les citoyens de célébrer dans le sein de leurs familles, les époques les plus intéressantes de la révolution et d’y manger, en commémoration de celle du 21 Janvier, une TÊTE ou une OREILLE DE COCHON.

i. https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k487041

Des banquets commémoratifs se déroulèrent ainsi chaque année, à partir de 1794 et tout au long de la première partie du xixe siècle, en pleine Restauration et sous Louis-Philippe, avec au menu, comme plat de résistance, de la tête de cochon farci.

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Toutefois, la question se pose de savoir comment de la tête de cochon nous sommes passés à la tête de veau ?

Il semble que ce soit après la révolution de 1848 qui mit fin au règne de Louis-Philippe, le roi de la haute finance et des banquiers (un précurseur !), lors de la IIe République, que la tête de veau aurait remplacé la tête de cochon dans les banquets commémoratifs de la mort de Louis XVI, et plus généralement dans les banquets républicains.

D’expliquer pour quelle raison cette substitution aurait eu lieu est plus difficile. C’est chez Gustave Flaubert que l’on peut trouver un élément de réponse, intéressant sinon indubitable, et précisément dans L’Éducation sentimentale (1869)i. Au Club de l’Intelligence de 1848 dont parle Flaubert dans la troisième partie de son roman (III, 1, p. 332 sqq., loc. cit., p. 334), il fait dire à l’un de ses personnages : « Je crois qu’il faudrait donner une plus large extension à la tête de veau », sans apporter à cet endroit du livre davantage d’explicationsii. Dans les notes du roman de l’édition de poche Gallimard/Folio classique, Samuel S. de Sacy indique que « Flaubert a eu la coquetterie ou la malice d’attendre le dernier chapitre de son roman pour expliquer l’énigme ». Et, effectivement, sans plus d’explication, plus loin, une autre allusion à la tête de veau est faite (III, 3, p. 386)iii.

Avant d’écrire L’Éducation sentimentale, Flaubert, selon son habitude, s’est fortement documenté ; il l’a fait aussi, bien sûr, pour élucider cette histoire de la tête de veau. Ayant interrogé un ami d’enfance et philologue (Frédéric Baudry, Rouen, 25/7/1818-Paris, 2/1/1885) puis Juliet Herbert – la gouvernante anglaise de sa nièce Caroline Commanville (fille de la sœur de Flaubert, Caroline, épouse d’Émile Hamard) –, qui séjourna à Croisset et dont il était (plus que) très proche, il en reçut les détails nécessaires pour élucider la question. Il semblerait donc que ce fût sous l’influence des Anglais et de la cérémonie rituelle du Calves’ Head Club (Club des têtes de veau) que la substitution en France de la tête de veau à la tête de cochon intervînt. À la toute fin de son roman, Flaubert fait dire (L’Éducation sentimentale, III, 7, p. 457) à Deslauriers, l’ami du personnage principal Frédéric Moreau :

— C’est une importation anglaise. Pour parodier la cérémonie que les royalistes célébraient le 30 janvier, des Indépendantsiv fondèrent un banquet annuel où l’on mangeait des têtes de veau, et où on buvait du vin rouge dans des crânes de veau en portant des toasts à l’extermination des Stuarts. Après thermidor, des terroristes organisèrent une confrérie toute pareille, ce qui prouve que la bêtise est féconde.

Il s’agirait donc d’une parodie de la cérémonie que les Roundheadsvcélébraient chaque 30 janvier, après la décapitation du roi Charles Ier d’Angleterre, survenue le 30 janvier 1649. Cela dit, il faut en convenir, le lien entre tous les détails recueillis par Flaubert, le Club de l’Intelligence né pendant la révolution de 1848 et la tête de veau qui se serait alors substituée à la tête de cochon, est loin d’être une évidence.

En réalité, nous n’avons aucune certitude quant à la composition des repas servis dans les banquets de la première moitié du xixe siècle. Peu de documents ont été conservés et la presse, si elle est attentive aux noms des personnalités, aux toasts et aux discours prononcés, se désintéresse des menus et n’en parle quasiment jamais. Par ailleurs, ces banquets réunissaient souvent plusieurs centaines, voire plus d’un millier de convives, comment, avec les techniques et les moyens de l’époque, imaginer qu’on eût pu les alimenter en plats chauds. Dans une lettre à Louise Collet, Flaubert, participant au banquet du samedi 25 décembre 1847 à Rouen, écrit : « Et après cette séance de 9 heures passées devant du dindon froid et du cochon de lait et dans la compagnie de mon serrurier qui me tapait sur l’épaule aux beaux endroits, je m’en suis revenu gelé jusque dans les entraillesvi. »

Pour conclure sur quelque chose d’avéré, disons simplement qu’aujourd’hui, en France, il existe un bon nombre de clubs et de confréries qui satisfont à cette tradition de manger de la tête de veau le 21 janvier de chaque année, tandis que de nombreuses initiatives privées, comme celle très bienvenue de Renaud, offrent aux amateurs l’occasion de sacrifier à ce rituel en partageant entre amis un bon repas et de boire du bon vin, c’est cela l’important bien plus que de fêter le cruel châtiment infligé à Louis XVI, qui ne fut pas le plus mauvais des rois de France ni le plus mal intentionné et le plus détestable, tant s’en faut, des dirigeants de ce pays.

***

L’union locale de la CGT du Xarrondissement de Parisvii rapporte que la Confrérie rochelaise de la Tête de veau préconise de boire avec ce mets « républicain » :

– en rouge : du vin du Haut-Poitou ; un bourgueuil ; un beaujolais village ;

– en blanc : du champagne brut ; un sylvaner ; un entre-deux-mers ; un quincy ;

– en rosé : un côtes-de-provence ; un sancerre ; un vin de Corse.

Les fameux gastronomes et œnologues distingués autour de cette table vont-ils agréer ces propositions ou ont-ils prévu des flacons plus « nobles », plus « Ancien Régime » en quelque sorte, pour accompagner la merveilleuse tête de veau préparée par Renaud ?

« Bon appétit Messieurs » (Victor Hugo, Ruy Blas, acte III, scène ii, 1838).

i. J’utilise pour les développements qui suivent l’édition de la collection Folio : Gustave Flaubert, L’Éducation sentimentale, Paris, Gallimard/« Folio classique », 2006.

ii. — Citoyens, dit alors Compain, citoyens !

Et, à force de répéter : « Citoyens », ayant obtenu un peu de silence, il appuya sur la tribune ses deux mains rouges, pareilles à des moignons, se porta le corps en avant, et, clignant des yeux :

— Je crois qu’il faudrait donner une plus large extension à la tête de veau.

Tous se taisaient, croyant avoir mal entendu.

— Oui, la tête de veau ! Trois cents rires éclatèrent d’un seul coup. Le plafond trembla. Devant toutes ces faces bouleversées par la joie, Compain se reculait. Il reprit d’un ton furieux :

— Comment ! Vous ne connaissez pas la tête de veau !

iii. Tout cela était nouveau pour Frédéric. Compain n’en savait pas davantage. Il le quitta, en disant :

  • — À bientôt n’est-ce pas, car vous en êtes ?
  • — De quoi ?
  • — De la tête de veau !
  • — Quelle tête de veau ?
  • — Ah ! farceur ! reprit Compain, en lui donnant une tape sur le ventre.

iv. Les Indépendants ou Parlementaires étaient un groupe puritain, proche d’Oliver Cromwell, qui s’opposait à la volonté de Charles Ier de gouverner en monarque absolu de droit divin et de rapprocher l’Église anglicane du catholicisme.

v. Membres du parti parlementaire pendant la Première révolution d’Angleterre et les deux guerres civiles anglaises (1642-1645 et 1648-1649). Ils s’appelaient ainsi à cause de leurs cheveux coupés très court qui contrastaient avec les longues boucles à la mode à la cour de Charles Ier.

vi. Cf. lettre à Louise Colet, fin décembre 1847, in Gustave Flaubert, Correspondance, tome 1 (1830-1851), Paris, « Bibliothèque de la Pléiade », Gallimard, 1973, p. 490 sqq., loc. cit. p. 491. Dans ses Souvenirs de l’année 1848 (Paris, Hachette, 1876, p. 40-42, réédition Genève, Slatkine Reprints, 2014), Maxime Du Camp a raconté la scène : […] Je m’étais assis au dernier banquet réformiste, à celui qui fut organisé, le 25 décembre 1847, dans un faubourg de Rouen. J’étais alors dans cette ville avec deux de mes amis d’enfance aujourd’hui célèbres, Gustave Flaubert et Louis Bouilhet […] La salle était immense, pleine et pavoisée de drapeaux tricolores. Une tribune s’élevait où les orateurs parurent l’un après l’autre, lorsqu’on eut mangé une portion suffisante de veau et de cochon de lait. La chère n’avait point été succulente ; l’éloquence ne le fut pas davantage […] » On notera que Flaubert, pour ce même repas, dit avoir mangé du « dindon froid et du cochon de lait. »

vii. http://ulcgt10.fr/spip.php?article1417

Alain Bischoff « Qlub »

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