At Eternity’s gate (2019) analyse avis 8.5/10 Van Gogh = Willem Dafoe

Temps de lecture : 9 minutes

Netflix encore !

Van Gogh 1888 : « Qu’est-ce que dessiner ? Comment y arrive-t-on ? C’est l’action de se frayer un passage à travers un mur de fer invisible, qui semble se trouver entre ce que l’on sent et ce que l’on peut. Comment doit-on traverser ce mur, car il ne sert de rien d’y frapper fort, on doit miner ce mur et le traverser à la lime, lentement et avec patience à mon sens. »

Le film.

Van Gogh au sommet de son Art, en Provence et à Auvers-sur-Oise, sur les lieux précis où il a vécu, à la fin douloureuse de sa vie.

Rien que cela !

C’est du lourd, du connu, de l’archi connu. Donc on ne rigole pas avec cela. Méfiance !

En entrant dans un biopic, on est toujours sur ses gardes. On a soi-même son idée sur le bonhomme, alors pas touche avec tes grosses pattes !

Nous les bons, on ne nous séduit pas avec une vague ressemblance physique, des mimiques et du mélo convenu (*)

Chacun peut avoir « son » Van Gogh, mais là je ne pense pas qu’on nous l’ait confisqué.

Exercice difficile que de tenter de nous rendre accessible cet artiste. Parce qu’il est fou, parce qu’il est grand, parce qu’il est immense, parce qu’il nous dépasse ou tout au moins parce qu’il dépasse notre entendement.

Pour cela il faut revenir aux bases.

  • – Tenter de percevoir sur place, et à son époque, et ses doutes et ses faiblesses.
  • – Savoir tendre l’oreille à ses interrogations sur sa «folie », ses rapports à l’asile, ses discordances, ses tâtonnements, ses difficultés relationnelles. Chercher à voir avec ses yeux, ces insaisissables « Autres ».
  • – Constater la modestie de sa vie et de sa chambre jaune, son hygiène douteuse, son alcoolisme. Ses pauvres amours tarifés.
  • – Etre là au présent avec lui.

– Et mettre en face de cela, l’absolu fusionnel vers lequel il tend et ses certitudes vitales sur son Art.

Pour Van Gogh, sans doute, la seule réponse possible à ses terreurs mais surtout le seul véritable espoir de rejoindre son paradis. Il veut s’approcher le plus près possible de l’incandescente « porte de l’Eternité ». Sans doute que cette porte existe, même si son au-delà est douteux.

«Nul n’a jamais écrit ou peint, sculpté, modelé, construit, inventé, que pour sortir en fait de l’enfer.» a écrit Artaud un autre « fou » célèbre dans « Van Gogh le suicidé de la société »

– Il faut donc savoir entrer en résonance avec l’engagement absolu de l’artiste. Et c’est ce qu’a fait le réalisateur Julian Schnabel puisqu’il a déclaré qu’il mettait lui-même la peinture au centre de sa vie. Rien de moins.

Et nul doute qu’avec cette énergie redoutable, cette équation complexe a pu être très justement mise en place, par tous les chaînons du film.

Avec ce souffle venu des profondeurs, les intervenants parviennent à animer « pour de vrai », les images désormais figées de ses portraits, de ses autoportraits, de ses paysages.

Mais nous, les spectateurs que nous sommes à présent, nous devons aller plus loin que d’habitude. Car au fond de nous mêmes nous ne valons guère plus que ces villageois moqueurs, qui conspuaient ce clochard céleste jadis (Dharma Bum).

  • – Il faut donc s’approcher en retrouvant d’abord une nécessaire humilité. En retranchant cette anachronique vanité qui fait croire à tout un chacun maintenant qu’il aime et comprend Van Gogh.
  • – En faisant sauter cette sacralisation imbécile de « l’artiste le plus cher du monde ».
  • – En acceptant, ne serait-ce que le temps d’une projection, d’être aussi un peu « fou » et clairvoyant.

En aiguisant ainsi nos sens et notre esprit, il y a des chances que l’Artiste devienne plus facilement perceptible. Et qu’on devienne un peu Van Gogh.

Bien sûr aucun d’entre nous n’est ou ne sera tout à fait Van Gogh.

On s’approchera tout au plus de son ombre, telle qu’elle est projetée dans la célèbre caverne.

Dans At Eternity’s gate, on est placé à la bonne distance. C’est vraiment de Van Gogh lui-même, en personne, dont on parle. Tant tout est vrai, sincère, prenant.

Quelle chance, il est devant nous celui qui a toujours recherché un impossible absolu. Et qui s’est heurté pour cela aux ricanements des hommes.

Le réalisateur l’a bien dit : «At Eternity’s gate n’est pas un film pour expliquer Van Gogh, mais pour le voir » – C’est très juste, même s’il y a assurément ici plusieurs niveaux de visibilité.

L’acteur principal Willem Dafoe (63 ans) est ce qui peut ressemble le plus à Van Gogh. Indiscutablement. Et même si notre Van Gogh est mort à seulement 37 ans, avec 25 ans de moins.

Bien sûr il y a eu et il y aura encore d’autres Van Gogh au cinéma.

Mais pour le propos du film, il occupe ici tout l’espace. Il est criant de justesse. Magnifiquement souffrant et humble. A la fois étrangement solide et dissocié. Si « logiquement » fou et déraisonnable.

Une interprétation toujours juste ! Et pourtant, comment peut-on être juste, si l’on incarne un génie délirant ? Il a donc fallu que l’interprète épouse toutes les méandres de ce personnage complexe et contradictoire. Chapeau (de paille) !

  • La folie, qui est une partie du sujet, est très difficile à interpréter au cinéma. La plupart se sont cassés les dents avec des représentations conventionnelles et absurdes. On assiste généralement au grand show de la « folie au cinéma ». Une pseudo-folie convenue qui se parodie elle-même, rien de plus. Les psychiatres poussent des soupirs dans la salle.
  • Ici, l’interprétation est tellement convaincante qu’on en viendrait presque à demander comment se porte le comédien à présent. Si son état mental s’est amélioré. Comment va son oreille ?

La folie de Van Gogh, bipolaire, borderline, toxico

Sur la technique.

A priori, le projet semble manquer de moyens. Camera au poing, prise d’un seul angle.

Trucages modestes. Hallucinations très simplement représentées par du flou, un peu d’infra-rouge en noir et blanc, des couleurs transposées…

Mais toute cette simplicité est assez bien dosée. Elle sert plutôt le spectacle en nous ramenant à l’essentiel, aux propos, au sujet.

Les acteurs sont de très gros calibre et prennent logiquement le devant.

Peu d’artifices ciné. Et souvent de simples visages en gros plans à des distances savamment mesurées, millimétrées, pour que nous soyons juste un peu envahis, un peu débordés. Exactement ce qu’il faut.

L’équipe a fait le choix audacieux de nous montrer des tableaux en train d’être peints. C’est souvent bon dans l’intention, parfois moins.

Comme ce pauvre tableau de racines, déjà « difficile » en original, mais qui là ne ressemble vraiment à rien.

Les chaussures de Van Gogh sur les vrais tableaux, sont bien là et même plus. Elles renvoient une forte vibration qui touche à l’Essence des choses. C’est vraiment plus qu’une représentation multicolore de cinémascope.

Il est déjà casse-gueule de vouloir figurer un grand homme. Mais alors il est quasi impossible de vouloir recréer une œuvre géniale en lieu et place de l’artiste. Mettre au travail un bon faussaire aurait peut-être pu faire l’affaire. Mais ça ne fait rien, on garde quand même.

« … de quelle sordide simplicité d’objets, de personnes, de matériaux, d’éléments, Van Gogh a tiré ces espèces de chants d’orgue, ces feux d’artifice, ces épiphanies atmosphériques, ce « grand œuvre » enfin d’une sempiternelle et intempestive transmutation.» Antonin Artaud dans « Van Gogh le suicidé de la société »

A noter la discussion pied à pied, à la fois théologique et mystique, avec un religieux, le troublant Mads Mikkelsen, une sorte de passeur entre le monde halluciné et le monde normal. Le gardien des clefs. C’est d’un grand niveau.

Van Gogh, fils de pasteur, a eu dans le passé des fonctions religieuses dans un petit village de misère du fond de la Hollande. Mission qu’il a pris trop au sérieux et qui lui a valu un de ses premiers rejets. Le peintre que l’on peut qualifier d’intellectuel, connaît donc son affaire.

A noter ici l’intervention de l’immense Jean-Claude Carrière dans le scénario qui nous avait déjà ébloui dans dans d’autres échanges « religieux », comme la Controverse de Valladolid.

Il est là et les dialogues, les monologues sont franchement bons.

A signaler aussi le talent de Vincent Perez, Mathieu Amalric, Niels Arestrup… entre autres.

Pour revenir au fond.

Très intéressantes sont ces questions sur pourquoi il peint et comment il peint.

Dans ses échanges très crédibles avec Gauguin, il est mis en cause : « tu peins trop vite », « tu mets trop de matière, on dirait plus de la sculpture que de la peinture », « pourquoi peins-tu dehors d’après la nature, alors que moi Gauguin, je peins ce que j’ai dans la tête ». Et pourtant dans un certain sens l’espace de Gauguin peut paraître plus « réaliste » que celui de Van Gogh !

Intéressant que Gauguin, si proche de l’artiste, ait lui-même des doutes sur ce qui nous semble si évident aujourd’hui.

« Je crois que Gauguin pensait que l’artiste doit rechercher le symbole, le mythe, agrandir les choses de la vie jusqu’au mythe, alors que Van Gogh pensait qu’il faut savoir déduire le mythe des choses les plus terre-à-terre de la vie. En quoi je pense, moi, qu’il avait foutrement raison. Car la réalité est terriblement supérieure à toute histoire, à toute fable, à toute divinité, à toute surréalité. Il suffit d’avoir le génie de savoir l’interpréter. » Antonin Artaud dans « Van Gogh le suicidé de la société »

Manifestement, pour Van Gogh l’Art est vital, au sens premier.

Dans ces matérialisations extralucides de ce qu’il « voit », dans ces détails qui ont la même importance que le sujet principal, dans ces couleurs affirmées et transposées, dans cette lourde matière, il y a une tentative de montrer ce qui Est. L’Essence des choses.

Mais aussi de rassembler ce qui est épars dans une alchimie qui lui est propre.

D’ailleurs ses grandes compositions, surtout celles de 1890, semblent lier tous les éléments du tableau dans un mouvement mathématique secret. Une « transformée » qui déforme mais unifie toutes les composantes.

Les arbres sont désormais des flammes. Et il semble y avoir toujours quelque chose qui monte vers la lumière. Sauf le dernier tableau qui ferme l’horizon d’un redoutable et sombre bleu.

Le corps douloureux a été représenté tout au long des siècles. Sous les traits d’un Christ mortifié ou de saints torturés. Lui-même fait une puissante Pieta d’après Delacroix fin 1889.

Mais il n’a pas besoin de le montrer plus explicitement, car il est ce corps de souffrance.

Il nous le figure en négatif dans ses tableaux. Tout ce qu’il ne peut plus être, le beau, le juste, le bon.

Et comme le vrai sujet, c’est lui-même martyr, c’est dans ses autoportraits que les visages sont les plus significatifs. Les « Autres » sont plus insaisissables.

Un fou Van Gogh ?

Ces « douleurs », ils les cachent dans les tableaux. Dans ces meules de pailles apparemment bonhommes et naïves, empruntées pour l’occasion à Monet. Ce retour aux sources impossible, sous le regard de sombres corbeaux.

Autant de tentatives infructueuses de « recadrer » l’ordre du monde, à la fin du parcours.

Car tout s’échappe, y compris ces couleurs désormais incontrôlables.

L’explosion se produit, les digues sont rompues. La déferlante jaune va occuper tout l’espace et bien au-delà.

« Ces corbeaux peints deux jours avant sa mort ne lui ont, pas plus que ses autres toiles, ouvert la porte d’une certaine gloire posthume, mais ils ouvrent à la peinture peinte, ou plutôt à la nature non peinte, la porte occulte d’un au-delà possible, d’une réalité permanente possible, à travers la porte par Van Gogh ouverte d’un énigmatique et sinistre au delà. » Antonin Artaud dans « Van Gogh le suicidé de la société »

Alors que la plupart des « fous » se bagarrent en vain contre des chimères invisibles, lui, à coups de « couteau », cherche à les bloquer dans la matière brute de ses tableaux.

Pas littéralement, mais par le biais de ces denses insinuations qui font sortir l’image de ses deux dimensions habituelles.

Par l’écrasante lumière qui tend vers le rien ou le surnaturel.

Par ses compositions à la fois solides et bien assises mais qui s’échappent toujours en réalité dans des perspectives improbables, des lois géométriques inconnues.

La « couleur tombée du ciel » en quelque sorte.

Cette vibrance indicible, cette sincérité dérangeante, cette explosion des sens, nous renversent au point de parfois nous faire pleurer.

« Car c’est bien cela tout Van Gogh, l’unique scrupule de la touche sourdement et pathétiquement appliquée. La couleur roturière des choses, mais si juste, si amoureusement juste qu’il n’y a pas de pierres précieuses qui puissent atteindre à sa rareté. » Antonin Artaud dans « Van Gogh le suicidé de la société »

« Décrire un tableau de Van Gogh, à quoi bon ! Nulle description tentée par un autre ne pourra valoir le simple alignement d’objets naturels et de teintes auquel se livre Van Gogh lui-même, aussi grand écrivain que grand peintre et qui donne à propos de l’œuvre décrite l’impression de la plus

abasourdissante authenticité. » Antonin Artaud dans « Van Gogh le suicidé de la société »

Retour à Arles.

Son « ami » Gauguin plus civil et intégré, ne tarde pas à nouer des amitiés avec le peu de personnes qui s’intéressent encore à Van Gogh. Et ce dernier craint de voir disparaître ce maigre lien qui lui reste avec ses semblables.

On assiste ainsi à une scène poignante où il découvre que Gauguin est en train de faire le portrait de la vénéneuse Emmanuelle Seigner et que Van Gogh maladroit plante son chevalet devant eux pour essayer de rattraper son retard. En vain.

Les fâcheries entre les deux artistes passent souvent pour redoutables, mais là elles sont adoucies, presque tendres.

Je ne m’attarderai pas sur la thèse contestée du décès accidentel par le tir au pistolet des enfants, ni sur ce bloc à dessin retrouvé en 2016 à l’authenticité douteuse.

Ce film aussi doué soit-il n’est encore qu’un passage étroit vers l’œuvre.

  • Ce n’est pas encore la 9ème porte (Emmanuelle Seigner !)
  • Mais il peut servir à aller plus loin. Peut-être déjà lire ou relire les éblouissantes lettres à Théo.
  • Puis nécessairement aller voir les tableaux, plutôt à Amsterdam qu’au musée d’Orsay.
  • D’autres portes s’ouvriront.
  • Le « Dharma-Body qui se manifeste dans une chambre à coucher bourgeoise » du Nabi Vuillard peut aider (The Doors of Perception par Aldous Huxley).

Tout cela peut paraître hermétique et obscur, mais il faut bien comprendre que l’Art avec un grand A, n’a rien de démocratique et grand public, c’est un sujet pour seuls initiés.

Les créateurs et acteurs de ce film l’ont bien compris.

Il n’y peut être que cet autre fou génial Antonin Artaud qui s’est approché assez de l’homme, de l’oeuvre.

Mais rien ne vous empêche de passer votre chemin et d’aller voir une bonne comédie !

Je vais sans doute choquer en disant cela.

« Je vois, à l’heure où j’écris ces lignes, le visage rouge sanglant du peintre venir à moi, dans une muraille de tournesols éventrés, dans un formidable embrasement d’escarbilles d’hyacinthe opaque et d’herbages de lapislazuli. Tout cela, au milieu d’un bombardement comme météorique d’atomes qui se feraient voir grain à grain, preuve que Van Gogh a pensé ses toiles comme un peintre, certes, et uniquement comme un peintre, mais qui serait par le fait même, un formidable musicien. » Antonin Artaud dans « Van Gogh le suicidé de la société »

Mais vous, oui vous là, qu’avez-vous fait de la maison jaune ?

(*) En tout cas je n’aurais pas donné l’Oscar à un Rami Malek en Freddie Mercury, pour vous dire « d’où je parle ».

https://fr.wikipedia.org/wiki/At_Eternity%27s_Gate

La bonne oreille ?

Envoi
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