Avis. Anomalisa. Explications. Marionnette érotique, existentialiste. Animation. Fregoli. 8/10

Temps de lecture : 7 minutes

Coup de tonnerre dans un ciel serein.

Quand on regarde Paramount Chanel, on ne s’attend pas à être chamboulé. Ce n’est pas sur cette chaîne, que l’on trouvera en priorité le cinéma d’auteurs. On est plutôt dans un contexte de production mainstream, sans velléités d’indépendance et sans les soucis d’une réelle originalité. « Business as usual ». Prise de risque minimum et profit maximum.

Et quand on tombe sur un spectacle de marionnettes, on pense tout d’abord que ce genre s’adresse aux enfants ou bien à des adultes qui n’ont pas tant grandi que cela.

Eh bien, avec bien tout est remis en question avec cet Anomalisa de 2015.

***

Anomalisa est vraiment une anomalie du cinéma ; un film qui ne devrait pas exister. Ce long métrage montre le mal-être et la résurrection partielle d’un non-humain qui est vraiment “humain” de par sa solitude fondamentale, qui se cache sous son apparence insertion. Il est une vedette dans son métier de coaching de communication, qui s’adresse aux personnes ayant le contact avec le public.

Et pourtant ce contact est quasi impossible dans sa vie, qui n’est qu’apparences. Il n’y a rien d’extraordinaire chez lui. Et chez les autres qu’il est obligé de côtoyer tout n’est que blabla stérile. On sent que chez l’autre on a horreur de vide et qu’on comble ce précipice par des mots dépourvus de sens. Au pire c’est La Nausée.

Ces rejets là, on peut les retrouver chez chacun d’entre nous. A un moment ou à un autre, les rituels sociaux nous paraissent étrangement vides de sens. On a alors besoin de se révolter.

Les personnages sont tous des marionnettes, mais lui a une dimension supplémentaire. Il est le seul qui se questionne. Et de ce fait, sublime métaphore, il est le seul qui se rende compte que les autres sont des marionnettes.

Sauf peut-être cette Lisa, qui est venue assister à sa conférence. Autant les autres sont vides, autant elle est pleine d’enthousiasme. Mais elle a du mal à l’exprimer et s’excuse presque d’exister.

Elle est timide et n’avance qu’à petits pas comptés. On la sent déçue par de mauvaises expériences. Passé un certain cap, de nombreuses femmes finissent dans cette impasse, qui consiste à ne plus rien entreprendre plutôt que d’avoir à subir des coups. Ce faisant, elle présente une interface peu attirante. Ce qui n’arrange rien. Le chevalier blanc, s’il existait, repartirait en courant.

Elle se dit peu intelligente et elle l’est sans doute. Mais cet aveu, attire la sympathie. Et notre conférencier, aveuglé par cette réceptivité apparente et cette fragilité, n’a de cesse que de la valoriser.

Elle est sensible, trop sensible sans doute. Elle n’a plus eu de relations depuis plusieurs années.

On le découvre un peu plus tard, alors qu’elle est sur le point de céder, elle a une cicatrice autour de l’œil droit qui la rend encore plus fragile. Elle répète sans cesse « pourquoi m’avez-vous choisi moi, plutôt que ma copine ? » « Les hommes préfèrent toujours ma copine ».

Il faut admettre qu’elle est petite et moche. D’où l’inquiétude qu’on la drague pour se moquer d’elle et qu’une fois séduite on la jettera comme un Kleenex usagé.

Lui n’en a cure, alors qu’il est de plus en plus pris par le désir. Plus rien ne semble l’arrêter. Mais il sait qu’il doit y mettre les formes. A ce stade, le film étant habilement indéterminé, on ne sait pas s’il a vraiment envie de s’engager au-delà de cette passade d’une nuit.

Les marionnettes permettent des variations que les vrais acteurs auraient du mal à rendre. Cela se traduit par des variations du spectre de sa voix. C’est la seule femme qui n’ait pas une voix d’homme. Mais vers la fin, sa tessiture devient double puis plus grave. On sent que les auteurs nous donnent une indication.

Lisa montre des sentiments humains sincères mais labiles. Au fond d’elle même, cette femme en manque d’affection, ne demande qu’à répondre aux appels de cet homme-objet-humain. Mais elle est très gauche et embarrassée. Lui, sent cette possible disponibilité, mais il sait qu’il ne doit pas tout gâcher en ce précipitant ; comme le feraient tant d’hommes, trop pressés de rendre l’action irréversible.

Ils parviennent à leur fin. Et les scènes sont osées, voire érotiques. Etonnant d’en arriver là avec des poupées plastifiées.

Et donc elle redevient « masculine », comme chez toutes les autres femmes-objets du récit. Cette bizarrerie vocale est un code, qui permet de nombreuses interprétations. Moi je préfère laisser cela en l’état, sans intellectualiser le bouleversement de cette composante ontologique. C’est fait pour bousculer nos certitudes. On avait fini par admettre cette curiosité qui faisaient que toutes les femmes sauf elle avaient des voix d’hommes ; alors autant tout bousculer. L’élue redevient « normale », en ayant la même « anomalie » que les autres.

Et comme si cela ne suffisait pas à nous désorienter, il y a ce rêve où le héros doit descendre dans les sous-sols à la demande pressante du directeur. Le rendu onirique est frappant de réalisme – si j’ose dire. La cause de ce rendez vous matinal est perturbante. Puisque le chef du navire veut simplement lui déclarer sa flamme. Comme dans les rêves, le pulsionnel prend le dessus. La logique est fortement triturée, mais l’intensité dramatique empêche d’y voir clair… et de se réveiller.

Le bureau du directeur est situé dans les communs du sous-sol. Il argumente pour expliquer ce choix plutôt qu’un bureau traditionnel dans les étages. Rien ne tient vraiment debout et la situation se complexifie comme si plus rien ne pouvait retenir le vagabondage de l’esprit. Cette situation loufoque tient debout. Plusieurs d’entre nous retiendront la « plausibilité » d’un tel cauchemar. Encore du très bon travail.

Le héros se réveille. Il rêvait et il peut vérifier les limites du songe en vérifiant que Lisa est toujours à ses côtés. Elle est bien dans cette réalité bis du monde des marionnettes.

Il fait le bilan, dans ce morne matin d’hôtel. Il a quand même eu un peu de mal à la conquérir et là elle est bien à ses côtés.

Lui qui est en couple avec un enfant, n’a cessé de dire qu’aucune des relations qu’il a démarré ne s’est poursuivie. Et il spécule que Lisa pourrait être enfin ce point d’arrimage qu’il recherche.

L’itinérance de ce personnage non encore fixé et qui est sujet à des craintes profondes, pourraient traduire ce frégolisme qui est souligné ici ou là. La dépersonnalisation dans ce cas, étant dans le caractère protéiforme des personnes qui l’entourent et qui le menacent d’une certaine façon. La prosopagnosie serait liée de cette psychose. Ne pouvant mettre un nom sur les visages, tous se confondent et s’avèrent échangeables.

Il s’empresse de dire à Lisa qu’avec elle, c’est autre chose et qu’il l’aime pour toujours. Et puis il revient tranquillement auprès de sa femme et de son fils. Et Lisa va de son côté. Mais elle lui fait quand même une lettre prouvant sa délicatesse et sa compréhension amoureuse.

L’amour de cet homme et de Lisa, leur permet de remplir les batteries jusqu’à une prochaine fois. Rien de plus, rien de moins. Tout sera à recommencer. Elle repartira dans une traversée du désert et se contentera de cette abstinence. Lui sera toujours à la recherche de la moindre source du plaisir pour colmater les brèches et tenir encore et encore.

La vie, en définitive, est faite de tout petits riens. L’amour physique est sans issue (Serge Gainsbourg) et pourtant il reste indispensable. Ce tonneau percé du désir qu’on ne cesse de remplir alors qu’il se vide aussi vite, Platon en a parlé dans Gorgias.

***

Ce film d’animation, qui réussit à maîtriser plusieurs plans sans jamais tomber dans le dérisoire, est confondant. Alors que ce sont les marionnettes qu’on observe, on est frappé par l’intensité des dialogues et de la psychologie. Paradoxalement, le naturel y est incroyable.

On a tous vécu des situations analogues ou poussé par le désir, on promet beaucoup et on tient un peu. Il y a peu d’acteurs qui pourraient rendre aussi bien ce grand classique ordinaire. C’est un scénario du quotidien où notre vie peut-être passagèrement transfigurée par l’amour ou défigurée par le tragique et la dépression.

C’est la solitude des déracinés, qui devient tellement claire dans ces chambres d’hôtels impersonnelles. Cet isolement où l’on est centré sur soi-même, profite aux remises en question ou à un enterrement de première classe. Seule la relation amoureuse peut mettre un terme à cette déconfiture. On voit ça dans le film Lost in Translation (2003).

La lassitude est celle du voyageur de commerce, si bien jouée par Dustin Hoffman dans Mort d’un commis voyageur (Death of a Salesman) de Volker Schlöndorff.

Ce gars est au bout du rouleau, son visage articulé tombe en morceau. Il n’a plus d’espoir. Il se sent coincé dans sa vie ordinaire. Mais cette Lisa qui n’a pas grand chose à lui apporter, si ce n’est sa réserve et son innocuité, est un objet de conquête, ce qui en cas de réussite, remplit un peu l’estime de soi.

Il apprécie pour cela la scène d’amour qu’il provoque. C’est fait d’approches furtives, de« je ne sais si je n’ose », d’un chemin complexe du tendre avec ses risques, ses retraits, ses avances. Et on arrive aux premiers baisers prudents, puis la main câline ici ou là, avec la possibilité qu’elle dise non ou qu’elle dise oui. Tout cela est incroyablement réaliste. Ces marionnettes qui ne sont pas Ken et Barbie, ce sont vous et moi, avec nos imperfections, nos petits triomphes, nos petites défaites.

Bel exercice de style, belle réalisation, belle réflexion. Ceux qui y voient une romance, n’ont absolument rien compris.

Le générique final vaut le détour. Les auteurs remercient des centaines et des centaines de personnes et on finit par se demander si elles sont vraies elles aussi.

Le co-réalisateur Charlie Kaufman n’est pas le premier venu. La Mostra de Venise 2015 a été bien inspiré de lui accorder ici, le Grand prix du jury.

Il faut remonter loin pour trouver des marionnettes qui nous emballent. J’ai le souvenir d’une claque pareille, mais avec quelque chose de bien plus chaste, mais tout aussi sauvage : Le Roman de Renard (film Avis) Starewitch animation Renart (1930). Mais la comparaison est essentiellement formelle.

https://fr.wikipedia.org/wiki/Anomalisa

https://fr.wikipedia.org/wiki/Syndrome_de_Fregoli

https://fr.wikipedia.org/wiki/La_Naus%C3%A9e

https://fr.wikipedia.org/wiki/Charlie_Kaufman

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