Huysmans. Art Moderne. Degas, meilleur impressionniste. Petite Danseuse de quatorze ans. 8/10

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En 1883, le jeune critique d’art Joris-Karl Huysmans, a bien compris l’importance de la révolution impressionniste. Alors que l’immense majorité de ses confères pataugent encore dans l’académisme et conspue le modernisme des indépendants au nom du bon goût et du bon sens, lui anticipe. Il se fie à ses fortes émotions et construit son raisonnement sur la base de judicieuses analyses.

Et plus qu’un autre il dénonce la gangue qui menace la véritable création. En 1883 il écrit ceci qui s’applique à merveille de nos jours pour ces nouveaux conformistes woke, qui vivent en vase close et sont protégés par les administratifs :

« …il est grand temps de mettre fin à ces mascarades que protège l’état ; il est grand temps de supprimer l’assistance honorifique et pécuniaire que nous prêtons, de père en fils, à ces orgies de médiocrité, à ces saturnales de sottise. »

***

La porte d’entrée s’appelle Edgar Degas et je suis bien d’accord.

Voici ce qu’il pense de la participation de ce grand artiste à l’exposition des Indépendants de 1881 :

“Monsieur Degas s’est montré singulièrement chiche.

Il s’est contenté d’exposer une vue de coulisses, un monsieur serrant de près une femme lui étreignant presque les jambes entre ses cuisses, derrière un portant illuminé par le rouge brasier de la salle qu’on entrevoit et quelques dessins et esquisses représentant des chanteuses en scène tendant des pattes qui remuent comme celles des magots abrutis de Saxe et bénissant les têtes des musiciens au-dessus desquelles émerge, au premier plan, comme un cinq énorme, le manche d’un violoncelle, ou bien se déhanchant et beuglant dans ces ineptes convulsions qui ont procuré une quasi célébrité à cette poupée épileptique, la Bécat.

Ajoutez encore deux ébauches : des physionomies de criminels, des mufles animaux, avec des fronts bas, des maxillaires en saillie, des mentons courts, des yeux écillés et fuyants et une très étonnante femme nue, au bout d’une chambre, et vous aurez la liste des œuvres dessinées ou peintes, apportées par cet artiste.

Dans ses plus insouciants croquis, comme dans ses œuvres achevées, la personnalité de M. Degas sourd ; ce dessin bref et nerveux, saisissant comme celui des Japonais, le vol d’un mouvement, la prise d’une attitude, n’appartient qu’à lui ; mais la curiosité de son exposition n’est pas, cette année, dans son œuvre dessinée ou peinte, qui n’ajoute rien à celle qu’il exhiba en 1880 et dont j’ai rendu compte ; elle est toute entière dans une statue de cire intitulée Petite Danseuse de quatorze ans devant laquelle le public, très ahuri et comme gêné, se sauve.

La terrible réalité de cette statuette lui produit un évident malaise ; toutes ses idées sur la sculpture, sur ces froides blancheurs inanimées, sur ces mémorables poncifs recopiés depuis des siècles, se bouleversent.

Le fait est que, du premier coup, M. Degas a culbuté les traditions de la sculpture comme il a depuis longtemps secoué les conventions de la peinture.

Tout en reprenant la méthode des vieux maîtres espagnols, M. Degas l’a immédiatement faite toute particulière, toute moderne, par l’originalité de son talent.

De même que certaines madones maquillées et vêtues de robes, de même que ce Christ de la cathédrale de Burgos dont les cheveux sont de vrais cheveux, les épines de vraies épines, la draperie une véritable étoffe, la danseuse de M. Degas a de vraies jupes, de vrais rubans, un vrai corsage, de vrais cheveux. La tête peinte, un peu renversée, le menton en l’air, entr’ouvrant la bouche dans la face maladive et bise, tirée et vieille avant l’âge, les mains ramenées derrière le dos et jointes, la gorge plate moulée par un blanc corsage dont l’étoffe est pétrie de cire, les jambes en place pour la lutte, d’admirables jambes rompues aux exercices, nerveuses et tordues, surmontées comme d’un pavillon par la mousseline des jupes, le cou raide, cerclé d’un ruban porreau, les cheveux retombant sur l’épaule et arborant, dans le chignon orné d’un ruban pareil à celui du cou, de réels crins, telle est cette danseuse qui s’anime sous le regard et semble prête à quitter son socle.

Tout à la fois raffinée et barbare avec son industrieux costume, et ses chairs colorées qui palpitent, sillonnées par le travail des muscles, cette statuette est la seule tentative vraiment moderne que je connaisse, dans la sculpture.

Je laisse, bien entendu, de côté les essais déjà osés des paysannes tendant à boire ou apprenant à lire à des enfants, des paysannes renaissance ou grec, attifées par un Draner quelconque ; je néglige également, cette abominable sculpture de l’Italie contemporaine, ces dessus de pendules en stéarine, ces femmes mièvres, érigées d’après des dessins de gravure de modes, et je rappelle simplement une tentative de M. Chatrousse. Ce fut en 1877, je crois, que cet artiste essaya de plier le marbre aux exigences du modernisme ; l’effort rata …

… Reprenant, après M. Henry Cros qui s’en sert pour transporter dans la sculpture les figurines peintes dans les vieux missels et, après M. Ringel dont l’œuvre n’est d’aucune époque, le procédé de la cire peinte, M. Degas a découvert l’une des seules formules qui puissent convenir à la sculpture de nos jours.

Je ne vois pas, en effet, quelle voie suivra cet art s’il ne rejette résolument l’étude de l’antique et l’emploi du marbre, de la pierre ou du bronze. Une chance de sortir des sentiers battus lui a été jadis offerte par M. Cordier, avec ses œuvres polychromes. Cette invite a été repoussée.

Depuis des milliers d’ans, les sculpteurs ont négligé le bois qui s’adapterait merveilleusement, selon moi, à un art vivant et réel ; les sculptures peintes du moyen âge, les retables de la cathédrale d’Amiens et du musée de Hall, par exemple, le prouvent, et les statues qui se dressent à Sainte-Gudule et dans la plupart des églises belges, des figures grandeur nature de Verbruggen d’Anvers et des autres vieux sculpteurs des Flandres, sont plus affirmatives encore, s’il est possible. Il y a, dans ces œuvres si réalistes, si humaines, un jeu de traits, une vie de corps qui n’ont jamais été retrouvés par la sculpture.

Puis, voyez comme le bois est malléable et souple, docile et presque onctueux sous la volonté de ces maîtres ; voyez comme est, et légère et précise, l’étoffe des costumes taillée en plein chêne, comme elle s’attache à la personne qui la porte, comme elle suit ses attitudes, comme elle aide à exprimer ses fonctions et son caractère.

Eh bien, transférez ce procédé, cette matière, à Paris, maintenant mettez-les entre les mains d’un artiste qui sente le moderne comme M. Degas, et la Parisienne dont la très spéciale beauté est faite d’un mélange pondéré de naturel et d’artifice, de la fonte en un seul tout des charmes de son corps et des grâces de sa toilette, la Parisienne avortée de M. Chatrousse viendra à terme.

Mais aujourd’hui le bois n’est plus sculpté que par les ornemanistes et les marchands de meubles ; c’est un art auquel il faut souhaiter que l’on revienne de préférence même à celui de la cire si expressive et si obéissante, mais si indurable et si fragile, un art qui devra combiner les éléments de la peinture et de la sculpture ; car, en dépit de ses tons vivants et chauds, le bois à l’état de nature demeurerait trop incomplet et trop restreint, puisque les traits d’une physionomie s’atténuent ou se fortifient, selon la couleur des parures qui les assistent, puisque ce je sais quoi qui fait le caractère d’une figure de femme, est, en grande partie, donné par le ton de la toilette dont elle est vêtue.

Forcément, cette conclusion se pose : ou bien l’inéluctable nécessité d’employer certaines matières de préférence à d’autres et le despotique besoin d’allier deux arts, reconnu dès l’antiquité puisque les Grecs mêmes avaient adopté la sculpture peinte, seront compris et reconnus par les artistes actuels qui pourront alors aborder les scènes de la vie moderne, ou bien, usée et flétrie, la sculpture ira, s’ankylosant, d’année en année, davantage et finira par tomber, à jamais paralysée et radoteuse.

Pour en revenir à la danseuse de M. Degas, je doute fort qu’elle obtienne le plus léger succès ; pas plus que sa peinture dont l’exquisité est inintelligible pour le public, sa sculpture si originale, si téméraire, ne sera même pas soupçonnée ; je crois savoir, du reste, que, par excès de modestie ou d’orgueil, M. Degas professe un hautain mépris pour le succès ; eh bien, j’ai grand peur qu’il n’ait, une fois de plus, à propos de son œuvre, l’occasion de ne pas s’insurger contre le goût des foules.”

https://fr.wikipedia.org/wiki/Joris-Karl_Huysmans

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