Huysmans. Art Moderne. Sauveur des impressionnistes. 8/10

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Joris-Karl Huysmans, critique d’art d’à peine 35 ans, peut se vanter d’avoir eu du nez.

En 1883, c’est à dire en pleine effervescence picturale, il a su révéler dans son livre « L’Art moderne » la grande valeur de ces rejetés que furent les « indépendants ». Pour ce faire il a su déjouer les valeurs conformistes de son époque. Il est en cela un deuxième sauveur de cette lame de fond qui menaçait de faiblir. Comme le fut en premier lieu Durand-Ruel le grand galériste, qui s’est mis en grand danger pour défendre ses valeurs artistiques.

Un choix courageux de la part Huysmans, qui s’est montré un homme lucide et perceptif. Pour lui, comme pour les esprits intelligents de notre époque, Edgar Degas est même le plus grand repère de cette révolution impressionniste.

Plutôt que de se contenter de mettre une note de 10/10, il argumente intelligemment.

Après avoir fait son pensum de critiques vis à vis des académiques et des suiveurs de toutes sortes.

Il attaque dans le vif, déjà sur le rendu des vêtements et de toutes formes de féminité :

“… les impressionnistes de talent sont, selon moi, très supérieurs aux peintres qui exposent aux exhibitions officielles. Ils entrent plus avant dans l’individu qu’ils représentent et s’ils expriment merveilleusement son aspect extérieur, ils savent aussi lui faire exhaler la senteur du terroir auquel il appartient.

La fille sent la fille et la femme du monde sent la femme du monde ; et pour cela il n’est pas besoin de représenter, comme feu Marchal, Pénélope et Phryné, l’une cousant dans une modeste robe grise, l’autre étalant la touffe de ses seins dans une robe brutalement échancrée, de velours noir.

Un homme de talent les eût faites habillées, toutes deux, par un couturier en renom, et l’on eût reconnu les races différentes sous la même armure.

Prenez par exemple un tableau de M. Degas et voyez si celui-là se borne à être un excellent « modiste » , si, en dehors de sa grande habileté à rendre les étoffes, il ne sait pas vous jeter sur ses pieds une créature dont le visage, la tournure et le geste parlent et disent ce qu’elle est. Il représente des danseuses. Toutes sont de vraies danseuses et toutes diffèrent dans leur façon de s’exercer à un labeur semblable. Le propre de chacune ressort, la nervosité de la fille qui est douée d’instinctives pirouettes et qui deviendra une artiste, apparaît au milieu de ce troupeau d’athlètes féminins qui sont censées ne devoir gagner leur vie qu’à la force de leurs jambes. Tel qu’il est, et tel qu’il sera surtout, l’art impressionniste montre une observation très curieuse, une analyse très particulière et très profonde des tempéraments mis en scène. Ajoutez-y une vision étonnamment juste de la couleur, un mépris des conventions adoptées depuis des siècles pour rendre tel et tel effet de lumière, la recherche du plein air, du ton réel, de la vie en mouvement, le procédé des larges touches, des ombres faites par les couleurs complémentaires, la poursuite de l’ensemble simplement obtenu, et vous aurez les tendances de cet art dont M. Manet, qui expose maintenant aux salons annuels, a été l’un des plus ardents promoteurs.”

Huysmans poursuit son analyse légitime :

“Ah ! Plus intéressants sont ces trouble-fêtes, si honnis et si conspués, les indépendants. je ne nie point qu’il n’y ait parmi eux des gens qui ne connaissent pas assez leur métier ; mais prenez un homme de grand talent, comme M. Degas, prenez même son élève, Mlle Mary Cassatt, et voyez si les œuvres de ces artistes ne sont pas plus intéressantes, plus curieuses, plus distinguées que toutes ces grelottantes machinettes qui pendent, de la cimaise aux frises, dans les interminables salles de l’exposition.

C’est que, chez eux, je trouve un réel souci de la vie contemporaine, et M. Degas, sur lequel je dois un peu m’étendre, -car son œuvre me servira maintes fois de point de comparaison lorsque je serai arrivé aux tableaux modernes du salon, -est, à coup sûr, parmi les peintres qui ont suivi le mouvement naturaliste, déterminé en peinture par les impressionnistes et par Manet, celui qui est demeuré le plus original et le plus hardi. Un des premiers, il s’est attaqué aux élégances et aux populaceries féminines ; un des premiers, il a osé aborder les lumières factices, les éclats des rampes devant lesquelles braillent, en décolleté, des chanteuses de beuglants, ou s’ébattent, en pirouettant, des danseuses vêtues de gaze.

Ici, point de chairs crémeuses ou lisses, point d’épidermes en baudruche et de moire, mais de la vraie chair poudrée de veloutine, de la chair maquillée de théâtre et d’alcôve, telle qu’elle est avec son grenu éraillé, vue de près, et son maladif éclat, vue de loin. M. Degas est passé maître dans l’art de rendre ce que j’appellerais volontiers la carnation civilisée. Il est passé maître encore dans l’art de saisir la femme, de la représenter avec ses jolis mouvements et ses grâces d’attitude, à quelque classe de la société qu’elle appartienne.

Que les gens pas habitués à cette peinture s’effarent, peu importe  ! On leur a changé leurs pantoufles de place, mais ils les chausseront bien, où qu’on les leur mette. Ils finiront par comprendre que les moyens de peinture excellents dans l’ancienne école flamande pour rendre ces intérieurs tranquilles dans lesquels sourient de bonnes grosses mères, sont impuissants à rendre l’intérieur capitonné de nos jours et ces exquises parisiennes au teint mat, aux lèvres fardées, aux hanches polissonnes, qui bougent dans de moulantes armures de satin et de soie  ! -certes, j’admire, pour ma part, les Jan Steen et les Ostade, les Terburg et les Metzu, et ma passion pour certains Rembrandt est grande ; mais cela ne m’empêche point de déclarer qu’il faut aujourd’hui trouver autre chose.

Ces maîtres ont peint les gens de leur époque avec les procédés de leur époque, -c’est chose faite et finie, -à d’autres maintenant  ! En attendant qu’un homme de génie, réunissant tous les curieux éléments de la peinture impressionniste, surgisse et enlève d’assaut la place, je ne puis trop applaudir aux tentatives des indépendants qui apportent une méthode nouvelle, une senteur d’art singulière et vraie, qui distillent l’essence de leur temps comme les naturalistes hollandais exprimaient l’arôme du leur ; à temps nouveaux, procédés neufs. C’est simple affaire de bon sens.

Est-il besoin d’ajouter maintenant que l’exposition officielle a, moins que le salon des indépendants, exprimé le suc mordant de la vie contemporaine. Le premier coup d’œil est lugubre.

https://fr.wikipedia.org/wiki/Joris-Karl_Huysmans

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